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№ 6, DES CINÉASTES QUÉBÉCOISES
avril 1980

Lorsque Jane Marsh, celle qui avait donné à l’ONF ces films attachants que sont WOMEN ARE WARRIORS et PROUDLY SHE MARCHES, se rendit en 1943, dans le comté de Charlevoix, tourner sa chronique rurale TERRE DE NOS AÏEUX, elle était probablement la première réalisatrice à pointer son objectif sur la réalité québécoise, geste qu’elle répète, quelques mois plus tard, en Gatineau, pour PAYS DE MON COEUR. Mais en ces temps de guerre, tout était possible, et les femmes remplaçaient les hommes dans tellement de métiers qu’elles pouvaient bien “accéder” à la réalisation. Jane Marsh, Gudrun Parker, Evelyn Cherry, Laura Boulton, Margaret Perry et plusieurs autres démontrèrent amplement, au Canada même, que les femmes pouvaient faire autre chose que des emplois subalternes et sortir des ghettos où leurs rôles classiques les confinaient.

Mais la guerre n’était pas sitôt finie que tout “rentrât dans l’ordre”, que la production onéfienne vantait les vertus domestiques de la femme et que la “boîte” encourageait ses réalisatrices à se recycler ou à partir. C’est tout juste si on ne leur demandait pas de remercier le Saint Office de ses années de générosité. Dans de telles circonstances, il ne faut pas se surprendre de ne plus voir de réalisatrices œuvrer au Québec durant presque 25 ans.

Anne Claire Poirier, qui fut pionnière de la nouvelle vague des réalisatrices onéfiennes, raconte qu’un jour elle voulut faire un stage en caméra, mais que l’on s’est moqué d’elle d’ambitionner à un métier masculin. On ne se serait pas douté que les métiers cinématographiques possédaient un sexe. Mais pour les hommes qui avaient cantonné les femmes à certaines tâches, c’était un fait, tellement vrai qu’ils préféraient toujours tenir les femmes en position subalterne, assistantes à la réalisation comme ailleurs, pour mieux les dominer. Cette attitude existe toujours.

N’est-ce pas le “génial” Polanski qui affirme: “Je les domine. Et elles aiment ça. Pourquoi les femmes parlent-elles parfois d’un ‘vrai homme’? Cela ne veut pas dire quelqu’un qui tricote bien ou qui s’occupe bien des enfants. Cela s’applique à un homme qui est plus créateur, plus fonceur qu’une femme. Vous devez admettre que la plupart des femmes qu’on rencontre n’ont pas l’intelligence d’Einstein”.

Avec de telles philosophies, multipliées par des milliers d’hommes en place dans le milieu du cinéma, comment penser que les femmes puissent obtenir les moyens matériels d’exprimer leurs propres discours et acquérir l’égalité à l’homme dans tous les domaines. Combien de réalisatrices, il n’y a pas si longtemps, ne se sont pas fait dire de retourner à leurs chaudrons. Toute la question tourne donc autour de la place qu’occupent les femmes dans la production cinématographique, place soit dit en passant qui n’est pas indissociable de la représentation que l’on donne d’elles à l’écran depuis les débuts du cinéma. Dans ce contexte, pour la femme, être derrière la caméra ou dans la salle de montage, c'est toujours être hors champ, comme être devant la caméra, c’est souvent être hors sujet, femme-objet. C’est ce rapport que maintenant les femmes rejettent et c’est pourquoi elles élèvent la voix, qui a fini d’être une voix off.

La bataille est loin d’être gagnée. Pour s’en convaincre, jetons un coup d’œil sur l’ouvrage capital Les femmes à l’Office national du film : une étude sur l’égalité au travail, publié en 1978 et sortons-en quelques phrases tirées pas tout à fait au hasard.

“Les femmes sont concentrées dans certains emplois qui constituent des ghettos. Les femmes sont toujours employées au plus bas échelon des catégories et elles sont toujours moins payées que les hommes.

L’étude a révélé : 1. le refus systématique d’embaucher les femmes à certains postes, le refus d’embaucher des femmes mariées ou celles qui ont de jeunes enfants, l’indication du sexe sur les avis de postes vacants, la sexualisation des titres d’emplois, la limitation des postes d’entrée pour les femmes à ceux de commis et de secrétaires; 2. la sous-évaluation des travaux effectués par les femmes et leur sous-rémunération; 3. le manque de connaissances techniques et le manque d’apprentissage des femmes; 4. le peu d’avancement auquel elles doivent s’attendre; 5. le manque de bonne volonté de la part des hommes à vouloir intégrer les femmes à leur milieu de travail, lié à la peur qu’elles leur fassent perdre leurs emplois; 6. le peu de droits accordés aux femmes qui travaillent, par l’employeur et par l’État, parce qu’on estime que leur place est au foyer; 7. le peu d’activité syndicale en ce qui concerne la discrimination; 8. l’impropriété des législations qui forcent les femmes à jouer un rôle secondaire dans la structure économique et sociale du pays. (p. 16)

Nous avons découvert que les inégalités fondamentales qui existent entre les femmes et les hommes, au travail, résident dans le fait que les femmes, du fait qu’elles sont femmes, occupent des emplois de niveaux inférieurs, moins prestigieux et moins valorisés que ceux des hommes et qu’elles reçoivent des rémunérations inférieures à celles des hommes (p. 27)

En somme, les femmes ont conservé à peu près le même statut, de leur premier à leur quatrième emploi, et une proportion beaucoup plus grande d’hommes a obtenu un poste permanent dès leur deuxième emploi. De plus, les femmes ont toujours dominé dans les emplois de niveau inférieur et les hommes, dans les emplois de niveau supérieur. C’est au cinquième emploi que des changements se produisent dans le statut des occupations des femmes : une plus grande proportion d’entre elles obtiennent un poste permanent, à ce moment.

Il est donc évident que, en ce qui a trait au statut et au niveau des emplois, la mobilité diffère selon le sexe, à l’ONF. Une femme doit avoir exercé plus d’emplois qu’un homme avant de devenir permanente. De plus, elle doit occuper plus d’emplois de niveau inférieur qu’un homme avant de pouvoir obtenir un emploi de niveau supérieur. Et très peu de femmes parviennent à un tel niveau. De toute évidence, la mobilité ascendante est beaucoup plus difficile pour les femmes que pour les hommes, à l’ONF. (p. 105)

Comme le démontre le présent chapitre, des différences considérables opposent les femmes et les hommes à plusieurs niveaux de l’ONF. Ces différences résultent habituellement de contraintes de toutes sortes qui nuisent plus aux femmes qu’aux hommes. En matière professionnelle, les femmes semblent limitées en ce qui a trait à l’accès aux emplois, à l’avancement et au genre d’occupations qu’elles exercent.

Premièrement, l’accès aux emplois n’est pas le même pour les femmes que pour les hommes. Une des principales différences est due au fait que les femmes ne disposent pas, comme les hommes, de voies d’accès privilégiées comme les réseaux des copains.

Ainsi, le pourcentage des hommes qui ont obtenu leur premier emploi grâce à des connaissances personnelles est beaucoup plus élevé que dans le cas des femmes. De même, environ 20% plus d’hommes que de femmes ont obtenu leur emploi actuel par l’entremise de la division dans laquelle ils travaillent. Par ailleurs, plus de femmes ont obtenu leur premier emploi en consultant les journaux ou en remplissant des demandes d’emploi. De plus, elles ont obtenu leur emploi actuel après réponse à l’affichage, en en faisant la demande à la Division du personnel, etc. En résumé, les femmes doivent davantage suivre la voie conventionnelle, traditionnelle, tandis que les hommes peuvent recourir à des méthodes moins officielles. En outre, le niveau d’emploi des nouveaux employé(e)s varie selon le sexe. En termes de classification et de salaire, les femmes obtiennent généralement un emploi de niveau inférieur au début de leur carrière à l’ONF. Par contre, la majorité des hommes obtiennent au départ un emploi de niveau moyen ou élevé. Il semble donc raisonnable de supposer qu’il existe un lien entre les voies d’accès qui sont offertes aux femmes et aux hommes et les niveaux d’emplois auxquels ils accèdent. En d’autres mots, les moyens d’accès limités peuvent être liés à des emplois de niveau inférieur offrant peu de possibilités d’avancement; ces postes sont habituellement réservés aux femmes. Les voies d’accès moins usuelles qu’adoptent les hommes semblent déboucher sur des postes de niveaux moyen et élevé.

Les possibilités d’avancement des femmes à l’ONF sont aussi très limitées. Un examen des types de mobilité révèle deux différences fondamentales entre les sexes. Premièrement, les femmes doivent avoir occupé plus d’emplois que les hommes avant d’obtenir la permanence. Deuxièmement, les femmes doivent avoir occupé plus d’emplois de niveau inférieur (classification et salaire) que les hommes avant d’accéder à des occupations de niveau supérieur. Le pourcentage des femmes qui obtiennent finalement un emploi de niveau supérieur est quand même moins élevé, après le cinquième changement d’emploi, que le pourcentage des hommes qui occupent un poste de niveau supérieur dès leur entrée à l’ONF.

Troisièmement, la participation professionnelle des femmes à l’ONF est limitée. L’examen de la surreprésentation et de la sous-représentation des femmes révèle certaines constantes qui ne sont définitivement pas en leur faveur. La comparaison des emplois occupés uniquement par des femmes et des emplois occupés uniquement par des hommes indique que la classification et le salaire des emplois “réservés” aux femmes sont inférieurs à ceux des emplois “réservés” aux hommes. Nous constatons ensuite que dans les emplois où les femmes sont sous-représentées, non seulement elles y sont moins nombreuses, mais de plus, elles sont regroupées dans les niveaux inférieurs. La situation est la même partout, à l’ONF. Il semble alors que les femmes sont sérieusement désavantagées, qu’elles soient en majorité ou en minorité. Dans le premier cas, elles sont regroupées dans des ghettos peu lucratifs. Dans le second, elles sont concentrées dans un petit nombre d’emplois, notamment ceux dont les classifications et les salaires sont les plus bas.

De plus, les femmes doivent faire face à des contraintes plus subtiles. Plus de femmes que d’hommes perçoivent des obstacles à leur avancement, et là encore, beaucoup plus de femmes que d’hommes déclarent qu’elles ont été victimes de discrimination à l’ONF. Et la forme de discrimination la plus fréquemment mentionnée par ces femmes est la discrimination en raison de leur sexe.

Bien que la présente étude ne confirme pas plusieurs des mythes habituels concernant la femme au travail (par exemple, il a été démontré que, dans l’ensemble, les femmes et les hommes acceptent les mêmes conditions de travail), il est évident que les femmes sont quand même victimes de préjugés. Ainsi, on pense qu’il est préférable d’être dirigé par un homme. En outre, on continue de croire que les femmes accomplissent mieux certaines tâches que les hommes (le travail de bureau, par exemple) et qu’elles sont plus patientes et méticuleuses.

Alors, un plus grand nombre de femmes que d’hommes favorisent certains des changements touchant les conditions de travail (notamment l’abolition du classement-moquette, les politiques de quotas visant à équilibrer les nombres de femmes et d’hommes dans les emplois et dans les comités de l’ONF, et la mise sur pied d’un comité d'égalité des chances), c’est peut-être parce que les diverses contraintes précitées entraînent des pratiques d’emploi injustes qui défavorisent surtout les femmes.’’ (pp. 126-129)

Ces quelques citations donnent une idée, que dans le rapport on étaye par plusieurs chiffres, de la discrimination vécue à l’ONF par les femmes. Et rien ne nous autorise à penser que dans l’industrie privée ce soit différent. C’est donc avec tout ce contexte en tête que l’on doit lire ce numéro de COPIE ZERO.

Nous avons voulu justement bien faire voir l’ampleur et l’importance de la présence féminine dans le cinéma québécois. Nous avons donné la parole à des femmes qui exercent toutes sortes de métier. Si nous avons effectué des choix, c’est uniquement pour des raisons de commodité; il ne s’agit pas de voir là un jugement de valeur. Comme nous ne prétendions pas à faire dictionnaire, l’important était de laisser s’exprimer le plus de points de vue possible en tenant compte des pratiques cinématographiques. Cela se retrouve dans la table ronde, dans les témoignages et dans les autres textes.

Toutefois, pour faire aussi de ce numéro de COPIE ZERO un outil de travail, nous avons cru utile de dresser la biofilmographie de 48 réalisatrices et de publier la liste de tous les longs métrages tournés par des Québécoises. Nous savons pertinemment que cela ne constitue pas le principal domaine où se manifeste l’émergence de la parole féminine au cinéma; on n'a qu’à voir le nombre incroyable de courts métrages réalisés depuis quelques années pour s’en convaincre; et si besoin était, on pourrait y ajouter les vidéos. D’ailleurs nous avons tenu à faire place à cette forme d’expression qui est un lieu d'intervention privilégié à cause de sa souplesse et de son coût modique. Toute l’équipe qui a réalisé ce numéro espère avoir réussi à témoigner d’une réalité vivante et en plein essor : l’activité féminine dans le cinéma québécois. À noter que du côté anglophone, un certain travail a déjà été effectué en ce sens. Pour ceux qui voudraient en prendre connaissance, voici quelques références :

TAKE ONE, vol 3, no 2, fév. 1972. "Women in Film" CINÉMA CANADA, no 51, nov. 1978. "Women and Film'" (On y retrouve notamment un texte de Barbara Halpern Martineau qui s’intéresse particulièrement à la question au Canada) INTERLOCK (plusieurs numéros), publié à l'Office national du film 4 DAYS IN MAY (6 to 9). Un compte rendu de quatre jours d'entretien et d’échanges qui eurent lieu à l'ONF en 1975.

Pierre Véronneau