ProgramIf From Every Tongue It Drips - Entretien avec Sharlene Bamboat
Nous présentons ce mois-ci If From Every Tongue it Drips, le premier long métrage de Sharlene Bamboat, artiste née au Pakistan et basée à Montréal. Elle a généreusement répondu à nos questions sur ce film essai qui croise poésie queer, physique quantique, histoire coloniale et culture populaire pour inscrire sa réflexion dans le monde actuel.
Quel a été le point de départ de ce projet de film qui mêle journal intime, essai poétique et réflexion politique?
Le projet a débuté il y a plusieurs années, lorsque j'ai lu pour la première fois sur la poésie Rekhti, une forme de poésie ourdou du XIXe siècle qui utilise des thèmes et des motifs homosexuels (NDLR : l’entretien revient plus en détails sur ce qu’est cette poésie ci-bas, à la troisième question). À la même époque, j'écoutais les conférences de la physicienne théoricienne Karen Barad et je lisais sur la théorie de l'enchevêtrement quantique. Ces deux centres d'intérêt ont façonné mes premières réflexions sur le film. J'ai commencé à travailler dans mon studio, en assemblant des clips, des textes et des images, mais le projet a vraiment pris forme au commencement de la pandémie, en avril 2020, lorsque j'ai demandé à mes amis Ponni Arasu et Sarala Emmanuel de collaborer avec moi. À l'aide de leur téléphone, je leur ai demandé de filmer leur vie quotidienne à Batticaloa, au Sri Lanka (où elles vivent), en jouant les rôles de poète et de caméraman.
Pendant que Ponni et Sarala filmaient leur vie quotidienne, j'ai commencé à travailler avec le compositeur et concepteur sonore écossais Richy Carey pour développer la bande sonore du film. Richy et moi avons entamé une correspondance pour ancrer ce travail sonore. Pendant neuf mois, nous nous sommes écrit sur nos vies quotidiennes, la théorie quantique et le son, le cinéma, nos amis, nos familles, les hauts et les bas de la vie pendant la pandémie dans les pays où nous vivons… C'est grâce à cette correspondance que le cadre conceptuel de la bande sonore a été créé. Ainsi, le film était vraiment une série de dialogues entre moi et mes amis et collaborateurs, avec la distance instaurée à la fois par la pandémie et nos diverses géographies d'appartenance.
Quelle était justement votre dynamique créative à distance avec Ponni et Sarala ?
Ponni, qui joue la poète à l'écran, est une amie. Nous avons travaillé ensemble sur d'autres projets lorsque nous vivions toutes les deux à Toronto, et je voulais trouver un moyen de collaborer à nouveau malgré la distance qui nous séparait après son départ pour le Sri Lanka. Je l'ai d'abord approchée pour qu'elle travaille avec moi sur le projet, puis Sarala, sa compagne, a accepté de faire la caméra. Le film est un documentaire hybride – hybride dans le sens où je leur ai envoyé un scénario très sommaire et je leur ai demandé de l'interpréter comme elles le sentaient, en intégrant leur vie quotidienne dans les séquences « mises en scène » du film. Cette méthode m'a permis de tirer les fils que je souhaitais aborder à la suite de mes recherches sur la poésie Rekhti et la théorie de l'enchevêtrement quantique.
Notre méthode était simple : je leur envoyais chaque semaine une liste de plans possibles ou un scénario approximatif, qu'elles filmaient sur leur téléphone et me renvoyaient via Dropbox, Whatsapp ou Wetransfer. Je regardais les images, puis, à partir de ce que je voyais, je continuais à rédiger le scénario ou la description d'autres plans et je leur renvoyais le tout la semaine suivante. Nous avons procédé ainsi chaque semaine pendant 6 à 7 mois. Cette dynamique a permis une approche basée sur le dialogue plutôt que sur la méthode documentaire traditionnelle qui sépare le réalisateur et le sujet. Une fois qu'elles ont pris l'habitude de filmer, elles m'ont envoyé d'autres objets, contenus, idées et moments qu'elles souhaitaient inclure dans le film, des éléments qu’elles jugeaient importants dans leur vie et leur environnement et que je n'aurais pas pu imaginer, ou dont je n’aurais pas pu faire l’expérience, étant donné que j’étais ici, à Montréal, à regarder les séquences sur mon ordinateur portable.
Pouvez-vous nous parler plus en détails de cette forme particulière de poésie qu’est le Rekhti?
Le Rekhti est un type de poésie urdu du 19ème siècle qui a été récupéré en tant que forme d'écriture féministe. C'est une poésie très queer, sexy et pleine de désir. Dans cette forme de poésie, le poète ou l'orateur prend la forme de poésie appelée Rekhta et la féminise. En ourdou et en hindi, la terminaison du mot définit le genre de l'orateur ou de l'objet. Ainsi, mettre un -i à la fin de Rekht-a féminiserait la forme traditionnellement masculine de la poésie. Le locuteur/sujet de ce type de poésie était féminin et les thèmes abordés concernaient généralement la vie des femmes à l'époque et le désir des femmes par les femmes. Bien que la nature féministe et queer de cette forme ait été débattue, parce que les auteurs de ce type de poésie étaient des hommes qui utilisaient la voix féminine, j'ai été attirée par l'ambiguïté, le jeu de genre et la part de performance de ce genre d'écriture. Au départ, j'ai découvert ce type de poésie en ligne et j'ai trouvé des exemples de poèmes traduits en anglais. Le livre de Ruth Vanita, Gender, Sex, and the City : Urdu Rekhti Poetry in India (Palgrave MacMillan, 2012) m'a permis de mieux comprendre le contexte historique, social et politique dans lequel cette poésie a été créée.
Y a-t-il une résurgence de cette forme ? Comment cette histoire passée est-elle liée au présent de l'Asie du Sud?
Je ne suis pas sûre qu'il y ait une résurgence de cette forme, mais il y a certainement un désir contemporain de trouver de la « queerness » dans les genres historiques. Le Rekhti m’intéressait davantage en tant que document historique, et je voulais me pencher sur les raisons pour lesquelles il est si sous-estimé dans l'histoire de la poésie ourdoue. Cela a soulevé de nombreuses questions dans le film sur le rôle du colonialisme européen et du nationalisme du XXe siècle qui, en tant que systèmes de violence croisés, ont éliminé du canon de l'art et de la littérature les genres, formes et textes qui ne correspondaient pas aux récits dominants de l'empire ou de la nation. Cette compréhension du pouvoir résonne à travers l'histoire et la géographie, et se rapporte au moment présent, non seulement en Asie du Sud, mais dans tous les lieux où vivent et d'où viennent respectivement les personnes ayant réalisé le film. Il évoque la manière dont les récits complexes et nuancés touchant à la différence sont désavoués ou effacés.
Le film joue avec le langage, par la parole mais aussi les sous-titres, qui ne se contentent pas de traduire les dialogues mais commentent aussi les images. Comment cette idée a-t-elle germé?
Le langage et la traduction m'intéressent parce que je parle plusieurs langues à moitié. D'un point de vue conceptuel, je m'intéresse à la manière de traduire un contexte dans un autre, ou de transcrire une spécificité culturelle dans une autre. Ça découle de mon expérience d'apprentissage simultané de plusieurs langues pendant ma petite enfance, notamment le gujarati et l'anglais à la maison, l'ourdou à l'école au Pakistan, puis l'espagnol dans la vingtaine, et maintenant, en vivant à Montréal depuis 2018, le français. À l'heure actuelle, ma langue dominante est l'anglais, et c'est celle dans laquelle je me sens le plus à l'aise.
Me situant à la limite de la compréhension, de la traduction et de l'imprécision linguistique, je voulais capturer l'ambiguïté et l'universalité de la langue à travers le film. Je lisais la poésie Rekhti dans sa traduction anglaise, que je faisais retraduire en ourdou (par la traductrice Sabeena Sheikh), puis en tamoul par Ponni. Les niveaux de traduction dans le film ont permis à chacun d'entre nous - par le biais de la lecture et de la traduction - de réarticuler ce type de poésie très sexy à travers nos différentes positions et situations. J'ai ensuite approfondi ma réflexion sur la traduction par le biais des sous-titres du film, non seulement pour faciliter l'accès au public sourd, mais aussi pour traduire certains cadres conceptuels, historiques et politiques du film à l'intention de tous les publics. Cette méthode de « traduction » à l'aide de sous-titres vient des mouvements pour la justice des personnes handicapées et des artistes et créateurs qui poussent une esthétique de l'accès, en faisant de l'accessibilité non pas une simple réflexion après coup, mais un élément clé du processus créatif. En m'inspirant des activistes et artistes qui effectuent ce travail, j'ai travaillé en étroite collaboration avec un groupe de sous-titrage de Glasgow appelé Collective Text pour créer les sous-titres intégrés du film. Ces sous-titres ne sont pas seulement une description audio, ils font partie du texte et de la narration du film, ajoutant des couches de signification, d'interprétation, de traduction et de langage.
Plus généralement, votre approche a quelque chose de ludique. En quoi est-ce un aspect important de votre travail?
Je suis généralement une personne assez enjouée et j'essaie de ne pas prendre les choses trop au sérieux, même si les sujets et les thèmes que j'aborde sont sérieux. De même que j'apprécie l'humour dans les œuvres que je regarde. J'essaie souvent de contrebalancer le poids de la violence historique et actuelle, des traumatismes personnels et collectifs et de la tension entre effacement et visibilité en me penchant sur la façon dont le plaisir et l'interconnexion rendent possible la survie. Cet esprit ludique, qui ne consiste pas à se moquer ou à faire des blagues, mais à jouer avec ce qui est conventionnel, normatif ou de l’ordre du statu quo, y compris dans la forme du film lui-même, m'aide à relever les défis que pose le traitement de sujets difficiles. Je n'ai pas l'intention dans mes œuvres de fournir un exposé didactique pour comprendre la violence, mais je veux partager dans un espace créatif ce qui peut permettre de donner un sens à nos différentes expériences de la violence dans notre vie quotidienne. C'est la fonction du jeu, l'intimité d’un foyer, de l'amitié et de l'amour, l'impertinence de l'esthétique queer et le refus de laisser sa vie être dictée par les conventions.
Le film montre la culture populaire comme un révélateur historique, notamment dans la façon dont le pouvoir s’est attelé à la rendre inoffensive. Pouvez-vous nous dire quelques mots de cette réflexion et de sa pertinence aujourd’hui?
J'ai toujours été intéressée par le pouvoir de la culture populaire, et j'aime utiliser et citer des chansons et des films populaires, tant occidentaux que sud-asiatiques, dans mon travail. C’est quelque chose qui fait partie de mes recherches en général. Ce film en particulier fait de la culture populaire pakistanaise des années 1980 un outil esthétique pour propulser le récit, ainsi que pour réfléchir à l'enchevêtrement quantique et au temps, ce que Karen Barad appelle le here-there (« ici-là ») du temps et de l'espace.
Par exemple, je me suis intéressée à la manière dont un poème, Hum Dekhenge, écrit par le poète pakistanais Faiz Ahmed Faiz pour protester contre la dictature brutale du général Zia-Ul-Haq (1977-1988), a ensuite été interprété par la chanteuse Iqbal Bano dans les années 1980 pour défier la dictature ; puis, en 2019, lorsque le Citizenship Amendment Act (CAA) a été adopté par le gouvernement nationaliste hindou de droite en Inde, ce poème/chant a été traduit dans différentes langues à travers l'Inde en guise de protestation contre le fascisme et la dictature. Comment ce type d'objet culturel voyage-t-il et est-il traduit dans le temps et l'espace, et en quoi son rôle contestataire nous dit quelque chose de sa résonnance au gré des contextes? Comme on le voit dans le film, ce poème/chant a également été traduit en tamoul par Ponni et sa mère lors des manifestations massives contre le CAA. Ce fil conducteur que le poème déroule à travers les zones géographiques et parmi les acteurs politiques d’Asie du Sud résonne avec la question de la survie culturelle qui est issue de la violence du colonialisme européen et des projets nationalistes ayant suivi.
Les réverbérations créées à un moment donné dans le temps se traduisent à un autre moment, et c'est ce qui m'intéresse dans la culture populaire : comment elle vit dans son temps et en dehors de son temps. Cela m'a amené à m'interroger sur le temps lui-même et sur la façon dont il existe dans la simultanéité et non de manière linéaire. Si l'idée du temps comme progrès linéaire a été établie globalement par une conception coloniale du temps pour contrôler les peuples et exploiter les ressources, alors comment un film peut-il perturber cette linéarité ? C'est ainsi que j'ai incorporé les théories quantiques de Barad sur le temps, l'espace et l'enchevêtrement dans le film, non seulement avec la culture pop, mais aussi avec la façon dont le film a été réalisé, à distance, sur trois continents, avec de nombreuses personnes issues de contextes linguistiques et géopolitiques différents, qui existent ensemble et séparément, simultanément.