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ProgramTomás Gutiérrez Alea: accompagner la révolution

Apolline Caron-Ottavi
January 29th, 2024
Tomás Gutiérrez Alea: accompagner la révolution

Dans notre cycle Cuba – Après la révolution, les films de Tomás Gutiérrez Alea tiennent une place de choix. Tout au long de sa carrière, le cinéaste a abordé la révolution cubaine, filmé son inscription dans le quotidien et accompagné sa pensée.

Après avoir étudié le cinéma au prestigieux Centre expérimental du cinéma à Rome et tourné quelques courts films à Cuba, Alea s’engouffre dans la période historique unique ouverte par la révolution cubaine. Sous le tout jeune gouvernement de Fidel Castro, il fonde avec d’autres cinéastes l’ICAIC – Instituto Cubano del Arte e Industria Cinematográficos. Tout en aspirant à faire la propagande du discours révolutionnaire, l’institution va offrir aux artistes beaucoup de liberté et favoriser l’émergence d’un cinéma d’auteur cubain dont Alea a contribué à forger l’identité.

Les quatre films du cinéaste que nous présentons dans ce cycle témoigne de cette liberté d’esprit et de ton, ainsi que de la subtilité de l’approche d’Alea par rapport au contexte révolutionnaire. Au fil des décennies, son cinéma accompagne le projet révolutionnaire, qu’il voit comme un processus au long cours, sans jamais tomber dans un cinéma de propagande dogmatique. À travers son cinéma, Alea va faire à la fois le pari de l’expérimentation esthétique et le choix de l’esprit critique pour faire avancer la nouvelle société cubaine.

Après Histoires de la révolution, tourné juste après la révolution et portant sur les événements de 1959, le cinéaste aspire à une démarche plus attrayante pour le spectateur et lui-même, et se dissocie du sérieux de son précédent film en signant une première comédie, Las doces sillas. Dans cette aventure picaresque, deux hommes tentent de retrouver une chaise recelant un trésor de famille parmi un lot de douze ayant été éparpillées, ce qui les amène d’un endroit à l’autre et d’une séquence à l’autre. Alea emploie les rouages du burlesque pour entamer sa critique constructive du quotidien révolutionnaire, et montrer celui-ci sous un jour plus riant, contrant l’imagerie sinistre évoquée par l’anticommunisme.

Avec La mort d’un bureaucrate, Alea approfondit l’exploration de sa palette comique. Dans cette satire kafkaesque, un homme plonge dans un cauchemardesque dédale administratif après avoir enterré son oncle avec sa carte de travailleur, nécessaire à l’obtention d’une pension pour sa tante. Multipliant les registres comiques, Alea cite aussi bien Laurel et Hardy que Luis Buñuel, période Un chien andalou et L’Âge d’or; certaines scènes de cimetière ne sont pas sans rappeler également le film Dada Entr'acte de René Clair, avec son enterrement anarchique et fantaisiste. En tournant en dérision le penchant pour les abus de pouvoir de l’esprit petit-bourgeois et en s’attaquant aux faiblesses du système – bureaucratisme en tête, Alea se place en porte-à-faux de la glorification pompeuse du réalisme socialiste soviétique.

Cette ambivalence d’un cinéma révolutionnaire faisant le pari de la critique frontale est à son paroxysme avec Mémoires du sous-développement. Alea sort ici du registre de la comédie pour mettre en scène un anti-héros par excellence : Sergio, bourgeois rentier ayant choisi de ne pas s’exiler, arpente La Havane en commentant ce qu’il voit et ce qu’il analyse comme les signes du sous-développement. Détaché et sarcastique, ce narrateur ni sympathique, ni foncièrement antipathique, à la fois pertinent dans ses observations et agaçant dans son comportement (notamment par rapport aux femmes) adopte une perspective farouchement individualiste sur la société alentours et permet à Alea, à travers son regard distancié, de tisser un film d’une grande complexité.

Le cinéaste le met souvent en question – dans plusieurs scènes, ce que Sergio énonce est désamorcé ou contredit par ce que l’on observe, par les rappels historiques de la période Batista, par l’évolution des situations ou par le contrepoint offert par le généreux personnage d’Elena, jeune cubaine du peuple; mais Alea ne se désolidarise pas complètement de lui pour autant, endossant par exemple lui-même le rôle d’un ami cinéaste de Sergio, du même milieu social et intellectuel. Navigant au gré des paradoxes, Mémoires du sous-développement est un film étonnamment ouvert, tant dans sa forme que dans son contenu. Multipliant les types d’images, mêlant fiction et documentaire, Alea opte pour un montage éclaté, proche du collage, qui fait de la déambulation de Sergio l’incarnation d’un cinéma en mouvement perpétuel, refusant aussi bien au fond le dogmatisme artistique que politique.

Des années plus tard, en 1993, Alea s’associe avec un coréalisateur, Juan Carlos Tabío, pour donner à son ton critique une nouvelle dimension avec Fraise et chocolat, adaptation d’un livre de l’écrivain Senel Paz, Le loup, le bois et l’homme nouveau. Le cinéaste renoue avec son exploration des interactions et l’individuel et le collectif, mais tout se joue cette fois dans la confrontation de deux points de vue, de deux expériences intimes de la révolution, à travers la rencontre entre Diego, un intellectuel homosexuel issu d’un milieu aisé, et David, un étudiant d’origine paysanne très rigide idéologiquement. Si elle vise encore l’amélioration du projet révolutionnaire, la critique se fait désormais implacablement rétrospective (et aussi prudemment, l’action étant antidatée pour éviter la censure), et teintée d’amertume face aux erreurs irrémédiablement commises : il ne s’agit pas que de parler de Balzac lorsque Diego évoque Les illusions perdues.

Alea dénonce l’intolérance dont sa société a fait preuve envers la communauté homosexuelle, mettant en exergue la façon dont de telles injustices gangrènent le tissu social et fragilise l’idéal de solidarité dans son ensemble. Filmé essentiellement dans l’intimité d’un appartement, profondément émouvant, Fraise et chocolat s’attache à imaginer de nouveaux possibles des relations sociales. Et le personnage de Diego, esthète, raffiné, espiègle, dissident dans son amour de la culture de tous horizons et du plaisir esthétique, semble faire écho aux préoccupations d’Alea : un révolutionnaire certes, mais un cinéaste avant tout, pour qui l’ouverture à l’autre, l’intégrité artistique et la générosité envers ses personnages comme le spectateur sont les seuls moyens de faire progresser les idées.

Pour approfondir à la Médiathèque :
Tomás Gutiérrez Alea et la révolution cubaine, Nancy Berthier, 2005 → PN 1998 A3G83 B4
Le cinéma cubain, Paulo Antonio Paranagua, 1990 → PN 1993.5 C8C52
L'éveilleur du cinéma cubain, P. A. Paranagua, 1994 → Cinémas d'Amérique latine, 2, pp.36-37
Un humour décapant, Gilles Marsolais, 1995 → 24 Images (Montréal), 77, pp.37-39