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CinémaL’exactitude d’une carte blanche

Marco de Blois
29 août 2023
L’exactitude d’une carte blanche

Quelques semaines avant de s’éteindre, Pierre Jutras avait répondu favorablement à l’invitation de la Cinémathèque québécoise d’imaginer une carte blanche posthume réunissant les films de son choix. On lui avait demandé de choisir cinq titres. Pierre étant Pierre, il a été incapable de respecter cette limite, si bien que son éblouissante carte blanche compte neuf titres.

Couverture de la revue de la Cinémathèque num. 54, dédiéé à Manoel de Oliveira, 1999.

En parcourant cette liste, je le reconnais bien. Sa carte blanche met en évidence ses coups de cœur, ses hauts faits de programmateur et sa cinéphilie exigeante. Pierre était un enfant de la politique des auteurs et sa conception de la programmation en portait la marque. Il ne m’apparaissait pas friand des cycles s’articulant autour de thèmes. Il s’est ainsi lancé dans de grandes monographies consacrées à un nombre impressionnant de grands maîtres : Manoel de Oliveira, Chantal Akerman, Alain Resnais, John Huston, Roman Polanski, Agnès Varda, Pedro Almodóvar, Gilles Carle, Ulrich Seidl, Pedro Costa, Béla Tarr, etc. Chaque fois, il s’imposait le défi de réunir tous les films d’un même auteur, incluant les mauvais films ou les plus obscurs. Sa satisfaction était grande quand il pouvait apposer le mot « intégrale » à ses rétrospectives.

Une confidence : quand j’ai pris connaissance de la liste de Pierre, j’ai été étonné de ne pas y retrouver Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles, de Chantal Akerman, qui figurait pourtant parmi ses films-culte. Tristement, il est trop tard, maintenant, pour connaître la raison de cette absence.

Lorsque Pierre pratiquait le métier de programmateur, les copies 35 mm étaient encore assez faciles à trouver grâce au réseau des membres de la FIAF – Fédération internationale des archives du film. Mon collègue entretenait d’ailleurs d’excellents rapports avec ses semblables des cinémathèques européennes de la francophonie. De plus, à l’époque, les coûts de transport aérien étaient moins élevés qu’aujourd’hui (il faut comprendre que le poids d’une copie d’un long métrage 35 mm est considérable). Un simple coup de fil à l’attaché culturel d’un consulat local suffisait alors à nous assurer d’un soutien diplomatique. C’est ainsi que les diplomaties belge et française, pour ne nommer que celles-là, étaient souvent mises à contribution. La rétrospective Manoel de Oliveira de 1999 avait été relativement simple à organiser : toutes les copies venaient de France et du Portugal. En revanche, les rétrospectives consacrées à des cinéastes ayant œuvré aux États-Unis représentaient un défi, les copies 35 mm avec sous-titres français étant moins facilement accessibles. Ainsi, la réussite des rétros John Huston et Roman Polanski a relevé de l’exploit. Pierre exultait d’ailleurs de joie quand il a réussi à trouver une copie de la fameuse version sépia de Reflections in a Golden Eye, de John Huston, à la Cinémathèque royale de Belgique.

Reflections in a Golden Eye, John Huston

Intervista, Federico Fellini

Cette carte blanche rappelle d’abord l’affection et le respect que Pierre Jutras portait aux artistes. D’ailleurs, son premier film comme réalisateur, Lamento pour un homme de lettres, était un portrait de l’écrivain Albert Laberge. On ne s’étonnera donc pas de trouver, dans cette carte blanche, des films qui montrent autant les tourments, les joies que les vertiges que les artistes éprouvent au travail : Intervista, de Federico Fellini, évocation mi-autobiographique, mi-fantaisiste de la grandeur du cinéma; Naked Lunch, de David Cronenberg, sur l’ensorcellement maléfique de la création et de l’inspiration littéraires; Le songe de la lumière, de Victor Erice, qui met en évidence le rapport de l’artiste peintre au temps et à la contemplation.

Les films qui, s’appuyant sur la force du cinéma, dépeignent sans artifices le devenir des femmes et des hommes, voire d’une société entière, sans compassion inutile et complaisante, avec un regard à la fois juste et critique, constituent également un autre axe de cette carte blanche. Par exemple, dans On est loin du soleil, de Jacques Leduc, les membres d’une même famille incarnent des aspects du frère André, tandis qu’À l’ouest des rails, de Wang Bing, est un chef-d’œuvre sur le lent déclin économique d’une région industrielle chinoise. Le film de Wang Bing appartient également à un autre axe de cette rétrospective, celui des œuvres hors-normes. Ainsi, À l’ouest des rails est une expérience de durée (le film fait 9 heures). On pourrait en dire autant de Non, ou la vaine gloire de commander, de Manoel de Oliveira, une « fresque à personnages » (pour reprendre la note de programme rédigée par Pierre) surdimensionnée dépeignant l’histoire du Portugal à travers ses défaites militaires, ainsi que d’Ivan le terrible, de Sergei Eisenstein, un film grandiose, épique, d’une ambition et d’une ampleur opératiques.

Muriel ou le Temps d'un retour, Alain Resnais

Cœur fidèle, Jean Epstein

Il est important de rappeler combien Pierre Jutras valorisait les projections sur pellicule. Ainsi, la copie du film de Manoel de Oliveira est prêtée par la Cinémathèque portugaise, tandis que celle du film d’Eisenstein est conservée dans notre institution. Enfin, cette carte blanche met en valeur le cinéma lui-même, c’est-à-dire la puissance de la mise en scène, du montage et de l’écriture. On retrouve ici bon nombre de signatures fortes, affirmées et singulières. C’est sous cet angle qu’il faut considérer Cœur fidèle, de Jean Epstein, film muet de 1925 renversant par son avant-garde formelle et technique, qui sera accompagné au piano par Gabriel Thibaudeau. On peut en dire autant du Muriel ou le temps d’un retour, d’Alain Resnais, un film magistral hanté aussi bien par la Guerre d’Algérie que par les traumatismes de ses personnages.

Ceux qui ont connu Pierre savent qu’il adorait parler de cinéma, de l’exactitude d’un plan, de la justesse d’un angle de prise de vue, de la précision d’un montage. De plus, il n’hésitait jamais à défendre une démarche qu’il estimait mal comprise. Nous espérons que cette carte blanche suscitera des discussions, qu’elle débouchera sur des conversations, des échanges et des débats qui font la beauté de ce qu’est une cinémathèque.

Pierre, merci pour tout.

Marco de Blois.