ProgramÀ propos de Frente a Guernica (Ricci Lucchi / Gianikian, 2023)

Comme des vipères prêtes à mordre de nouveau
L'idée du film Frente a Guernica (Director’s cut), réalisé par Angela Ricci Lucchi et Yervant Gianikian, est née lors de leur visite au Museo Reina Sofía en 2014, à l’occasion de la projection de leur documentaire Pays Barbare (2013). L'impact de leur rencontre avec le Guernica de Picasso, après le retour de l’œuvre de l'exil, les a poussés à revisiter les matériaux sur l'Espagne qu'ils possédaient et à revoir leurs carnets de notes. D’après Gianikian, le film se veut une réponse à la folie nucléaire que Picasso avait anticipée avec son œuvre emblématique. Frente a Guernica est un travail d'archives colossal. Il commence avec la France et s’étend, au fil des images, jusqu’en Autriche, en Italie, au Japon, en Libye, afin de reconstruire un monde profondément marqué par la folie fasciste.
Gianikian et Ricci Lucchi explorent l’Europe de l’après Seconde Guerre mondiale à travers un va-et-vient dans le temps, qui tente de comprendre une société en radicalisation, et la banalité du mal. Ils cherchent le « monstre tapi dans chacune des images de 1910 et 1920, des images prémonitoires qui annoncent les catastrophes à venir 1 ». Cette quête de sens passe additionnellement par une mise en lumière des origines mêmes des images qu’ils manipulent. En nous dévoilant les inscriptions sur les contenants de film, en nous renseignant sur leur provenance et le lieu de développement des bobines, ils nous offrent un aperçu de la matérialité de l’objet ainsi que de son parcours à travers différents espaces-temps.


Dans le film, les luttes de pouvoir et les relations sociales complexes nées du colonialisme sont les témoins de résistances littéraires et armées. À cela s'ajoute une résistance différente, celle qui réside dans notre propre expérience du film et de sa temporalité. À chaque étape, Gianikian et Ricci Lucchi nous invitent à développer une résistance interprétative, à travers des formes alternatives de devenir qui déconstruisent les récits établis. Il ne s'agit pas simplement de regarder un film, mais d’un processus de voir, de toucher, d'interpréter, de créer ; une manière de rendre les images vivantes et présentes dans une temporalité qui leur est propre. Bien que dans l’entretien avec Frédéric Bonnaud Gianikian s’exprime qu’ils ne sont : « ni des archivistes ni des restaurateurs, qui ne comprennent d’ailleurs rien à notre travail, nous cherchons l’Histoire en interrogeant la pellicule 2 ». Le geste du collectionneur, du catalogueur, de l’archiviste, qui inscrit la portée et le contenu d’un objet ou d’une image semble quand même trouver écho dans leur travail dès le commencement du film. Tout commence par une collection de photogrammes, par le regard qui se pose sur la pellicule, le déballage des séquences et, à travers elles, un déluge de représentations historiques. Ces mains prennent les films et les soumettent à la caméra analytique, tentant de les défaire ou de les reconstituer, dans une réflexion sur la manière dont ces images s’inscrivent dans le cadre plus large d’un monde qui, parfois, oublie les fils connecteurs du fascisme, tissés partout.
La lenteur du geste, soigneusement orchestrée par les cinéastes, force la patience et impose parfois l'inconfort. Être politique, c'est résister : une résistance qui implique une tension, non seulement avec l'environnement, mais aussi avec le temps. L’acte de défiance face au capitalisme déferlant et sa cadence frénétique, au contrôle de l’économie sur le temps, se trouve dans la lenteur, dans un impératif de décélération. Si l’accélération, moteur de l'aliénation, devient l’une des causes de la dépolitisation de l’homme moderne, il nous faut donc marquer une pause, prendre son temps, voir, revoir, et revoir encore. Donner du temps à l'image, la faire durer, disséquer chaque geste, celui de la personne qui filme comme celui du sujet filmé… et questionner notre propre regard, et celui de Gianikian et Ricci Lucchi. Voir ou décider de ne pas voir les monstres dans chaque image.
Cette approche met en lumière la critique du cadre temporel qui n’est pas une mesure neutre et universelle, mais une construction historique et culturelle. Le passé est souvent perçu comme le domaine des « sous-développés », tandis que le futur est envisagé comme celui de la progression et de l'innovation, un futur qui refuse d’affronter le passé. Or, les individus ne peuvent pas être simplement perçus comme ancrés dans le présent, un présent qui exclut ceux qui portent encore les stigmates durables façonnés par les effets persistants du colonialisme, du fascisme et de l'expansionnisme, qui s'opèrent en une continuité et un chevauchement du passé et du présent.
C’est dans la tension entre le visible et l’invisible, entre mémoire et oubli, que Frente a Guernica trouve sa puissance. Les détails réprimés, tout comme les opprimés jadis réduits à de simples détails, occupent ici une place centrale. À travers le montage, les cinéastes tissent un enchevêtrement de temporalités multiples pour imaginer d’autres récits possibles d’un passé qui se répète inlassablement, incapable de se réparer, et nous engagent à porter notre regard sur ce que ces instants excluent, marginalisent et redéfinissent : les microhistoires, les guerres mondiales, le génocide arménien, l’exploitation coloniale, les régimes totalitaires… tout ce qui laisse une empreinte sur les corps anonymes, que l’on rencontre au fil de compositions lentes et retravaillées. Car peut-être qu’au final, la grande histoire n’est rien d'autre que l’histoire des regards, des fantômes et des peuples errants du cinéma.
1. Gianikian, Y., & Ricci Lucchi, A. (2015). La rencontre des fantômes : Entretien avec Frédéric Bonnaud (2000). Dans Notre caméra analytique: Mise en catalogue des images et objets (1re éd., p. 16). Post-éditions.
2. Ibid., p.15
Image d'en-tête tirée de Frente a Guernica (Director’s cut) (Angela Ricci Lucchi et Yervant Gianikian, 2023)
