ProgramJean-Pierre Melville : tant qu’il y aura des hommes
Lino Ventura, Jean-Paul Belmondo, Alain Delon, Yves Montand… Jean-Pierre Melville a offert aux plus grandes stars de son époque certains de leurs plus beaux rôles. Qu’est-ce qui fait l’essence de ces films d’hommes qui ont engendré leur propre épithète, melvillien, et n’ont surtout jamais perdu de leur pouvoir de fascination?
Si l’on peut discuter à l’infini de la fin ou non du cinéma, une chose est sûre : loin d’avoir pris un coup de vieux ou d’être oubliés, les films de Melville en imposent toujours autant. Ils ont laissé une marque indélébile dans l’histoire du cinéma et sur des réalisateurs du monde entier – aux États-Unis et en Europe bien sûr, mais aussi jusqu’en Asie : Tsui Hark, John Woo ou Johnny To ne s’en cachent pas.
Si la carrière de cinéaste de Melville débute dans l’immédiat après-guerre, en 1946, il faut remonter un peu en arrière pour en saisir certains éléments constitutifs. Il y a tout d’abord une jeunesse marquée par une cinéphilie boulimique, nourrie par le cinéma américain d’avant-guerre. « C’est vrai ce qu’on raconte, qu’il a été le premier à imiter les truands américains? », s’interroge le jeune Paolo à propos de son mentor, Bob le flambeur. Une phrase qui résonne avec la façon inédite dont Melville va transposer certains codes et motifs du cinéma de genre américain dans ses films : il magnifie par exemple le port de l’imperméable et du chapeau, ou exacerbe la grisaille des villes et le bleuté de la nuit, réactivant la force du noir et blanc dans un cinéma en couleur. Un style qui atteint des sommets dans la dernière partie de son œuvre.
Un autre élément décisif du parcours de Melville est son implication dans la Résistance pendant la Seconde Guerre mondiale. C’est en rejoignant la France libre à Londres en 1942 qu’il abandonne d’ailleurs le nom qu’il a hérité de sa famille juive alsacienne, Grumbach, pour prendre comme pseudonyme le patronyme de son auteur fétiche, Herman Melville (affinité évidente si l’on compare les personnages du romancier américain, le capitaine Achab en tête, aux héros entêtés et fiers du cinéaste). La Résistance revient à plusieurs reprises dans l’œuvre de Melville. Il l’aborde dès son premier long métrage, le magnifique Silence de la mer, adaptation minimaliste d’un récit de Vercors où un soldat allemand cultivé et volubile fait face au mutisme obstiné de ses hôtes dans la France occupée. La violence de l’occupation est également la trame de fond de Léon Morin, prêtre. Et il y a enfin le chef-d’œuvre qu’est L’armée des ombres, chronique de la Résistance où les propres souvenirs du cinéaste se mêlent à son adaptation du roman de Joseph Kessel. Avec ce film, et à travers le personnage interprété par Jean-Pierre Cassel en particulier, Melville érige un véritable monument au résistant inconnu.
L’anonymat, à la fois beau et terrible, est peut-être la clé de l’humanité melvillienne : ou comment l’absence d’effusion, la sécheresse du fatalisme et une sobriété glacée peuvent être le terreau d’émotions bouleversantes. Le cinéma de Melville est peuplé d’hommes solitaires et décidés, qui agissent en sachant que chaque pas les rapproche de leur mort, incarnant dans le monde contemporain l’essence de la tragédie antique. Ces antihéros n’en gravissent pas moins des montagnes, comme si tous leurs efforts méticuleux étaient une fin en soi, peu importe qu’ils soient voués à l’échec : de Bob le Flambeur au Cercle rouge, ce qui compte n’est pas tant de réussir un coup que de le monter à la perfection. Melville se plaisait d’ailleurs à dire qu’il y avait un peu de lui dans chacun de ses personnages. Aussi différents soient-ils les uns des autres, des protagonistes du Silence de la mer au mercenaire impassible du Samouraï, ils partagent en effet entre eux et avec leur créateur le fait d’être intransigeants dans leurs codes, de façon parfois même obsessionnelle. En cela, ils peuvent même être orgueilleux, l’envoûtant prêtre Léon Morin en étant l’exemple le plus frappant – ce qui est paradoxal, étant donné sa profession.
Farouchement indépendant – c’est déjà par volonté d’indépendance qu’il avait fondé ses propres studios, rue Jenner à Paris, dès 1945 – Melville était un perfectionniste. Mais cette exigence n’est pas synonyme d’inaccessibilité, bien au contraire : le public a toujours été au cœur des préoccupations du cinéaste. Si son œuvre a toujours été cérébrale, le cinéaste a aussi toujours refusé qu’elle soit estampillée intellectuelle. Les méthodes de tournage avant-gardistes et l’audace formelle du Silence de la mer inspireront aussi bien la Nouvelle Vague que Robert Bresson, mais Melville se dissocie des étiquettes. C’est déjà ce qu’il fait lorsqu’il réalise, pour contredire ses débuts, le film de braquage Bob le flambeur. Se mettant toujours à la place du spectateur qu’il n’a jamais cessé d’être par ailleurs, sans jamais mépriser l’idée de divertissement qu’implique le cinéma, il ne cessera ainsi de revenir vers le cinéma de genre pour le transcender.
Avec le temps, Melville tend vers la pureté d’un classicisme se rapprochant de l’ascétisme. Dans Le samouraï, film dépouillé à l’extrême, d’une précision clinique, toute la subtilité se joue dans les silences et les regards d’Alain Delon – acteur avec lequel le cinéaste développe une complicité totale. Si Melville avait été américain, il aurait sans nul doute réalisé des westerns; mais son territoire étant celui de la ville, du bitume et de la nuit, il s’est tourné vers le film policier – ou le film de gangsters, flics et truands étant comme les deux faces d’une même médaille : de Guy Decomble dans Bob le flambeur à Bourvil dans Le cercle rouge en passant par François Périer dans Le samouraï, les commissaires, même s’ils ont le second rôle, brillent tout autant que les criminels. Parmi les codes du western, on retrouve l’idée d’un respect mutuel qui unit les hommes de principes : même lorsqu’ils sont engagés dans une lutte à mort, ils savent pourtant qu’ils n’existeraient pas l’un sans l’autre et se laisseraient peut-être aller à la tendre camaraderie s’ils n’avaient pas le goût du travail bien fait, d’un côté ou de l’autre de la loi.
Formé dans le passé, avant la guerre et pendant la guerre, Melville porte en lui une certaine nostalgie, dont la citation de Courteline en ouverture de L’armée des ombres se fait l’écho: « Mauvais souvenirs, vous êtes pourtant les bienvenus… Vous êtes ma jeunesse lointaine ». En tant que cinéaste, il a tracé un chemin inverse à bien d’autres, commençant par être un précurseur pour mieux revenir aux fondamentaux, et s’est ainsi construit en décalage de son époque. C’est sûrement pourquoi il aimait la figure du samouraï, immuable guerrier déchu du fait d’une modernité pourtant vouée à se périmer. À l’instar de cette figure iconique, Melville avait compris que si l’on ne peut échapper à la mort, on peut tenter d’échapper au temps en ne cédant à aucun compromis; son cinéma en est la preuve, solitaire, mélancolique et éternel.