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ProgramLe grand silence de Sergio Corbucci

Apolline Caron-Ottavi
September 6th, 2022
Le grand silence de Sergio Corbucci

Dans le western à l’italienne, dit aussi spaghetti, Sergio Corbucci est le plus facétieux et anarchiste de la sainte trinité des Sergio qui a donné sa célébrité au genre (complétée par Sergio Leone et Sergio Sollima). Après avoir réalisé un nombre respectable de péplums, comédies et autres films populaires, il est l’un des premiers à tourner un western italien avec Minnesota Clay en 1964. Mais c’est l’originalité de son Django, en 1966, qui l’impose comme un cinéaste majeur, au style encore plus sombre, plus brut et plus sanglant que ses confrères. Deux ans plus tard, avec Le grand silence, il signe un film de tous les extrêmes, qui fut un échec à sa sortie (fait rare pour un western italien) mais s’est imposé avec le temps comme l’un des sommets de la période.

Dans un face à face inoubliable, Jean-Louis Trintignant (le justicier Silence) et Klaus Kinski (le chasseur de primes Tigrero) sont aussi sobres dans leur jeu à la violence contenue que leurs costumes à fourrures sont extravagants. À leurs côtés, l’actrice afro-américaine Vonetta McGee apparaît pour la première fois à l’écran dans le rôle de Pauline, la femme qui fait appel à Silence pour se venger de Tigrero – un premier rôle féminin subversif qui permet à Corbucci de renouer avec le thème du racisme qui était déjà au cœur de Django. Sur l’une des plus belles partitions d’Ennio Morricone (et la barre est haute), ce trio évolue dans un univers dont les deux éléments les plus remarquables se font face et se répondent : d’une part, l’omniprésence d’une neige immaculée; de l’autre, un récit d’une noirceur implacable. À tel point que le producteur Darryl F. Zanuck, impliqué au départ, exigea le tournage d’une fin plus optimiste; mais Corbucci s’exécuta de si mauvaise grâce, sabotant le résultat, que le film ne fut alors pas diffusé aux États-Unis.

Bien loin de la province espagnole d’Almeria, décor brûlant de la plupart des westerns italiens, Le grand silence a été en partie tourné dans les montagnes italiennes des Dolomites, dans des conditions parfois intenses. Grand connaisseur du western américain, Corbucci lève ainsi son chapeau à d’autres westerns enneigés comme Track of the Cat de William Wellman ou Day of the Outlaw d’André de Toth – et en inspira d’autres à son tour, jusqu’au récent Hateful Eight de Quentin Tarantino. Ses plans larges sur les silhouettes indistinctes des cavaliers avançant péniblement dans la poudreuse font parfois presque oublier que le film est en couleur; d’autant plus que, pour certains plans, la caméra était recouverte d’une toile de jute afin d’atténuer la réflexion de la lumière, ce qui donne à l’image une étonnante texture. Les étendues neigeuses deviennent chez Corbucci un marasme métaphysique où s’ébattent les corbeaux et les hommes, tout autant qu’une toile vierge qui lui permet d’essentialiser son récit.

Celui-ci, librement inspiré d’événements de l’histoire américaine, est l’un des plus pessimistes du western italien. Si le genre, porté par des cinéastes d’extrême gauche ayant grandi sous le fascisme, a toujours eu une forte dimension politique, cela est d’autant plus vrai chez Corbucci. Le cinéaste, qui aurait été inspiré pour Le grand silence par les morts de Malcom X et de Che Guevara, dépeint une société corrompue par le capitalisme, où les mécanismes de l’oppression se dissimulent désormais sous des allures policées. À l’ombre de l’antagonisme archétypal entre Silence, ange exterminateur hors du système, et Tigrero, mercenaire psychotique employé par les puissants, la frontière entre bien et mal n’a plus de sens : les miséreux persécutés sont hors-la-loi, les chasseurs de prime agissent en toute légalité, les dirigeants sont des cyniques, le notable respectable est un criminel et le shérif est impuissant (ces deux derniers étant remarquablement incarnés par Luigi Pistilli et Frank Wolff, visages familiers pour les innombrables seconds rôles qu’ils ont tenu dans le cinéma italien de l’époque).

Disons enfin un mot plus particulier pour celui auquel nous rendons hommage avec cette projection. Jean-Louis Trintignant, dont le parcours d’acteur en France a été interrompu dans son élan par le service militaire et la guerre d’Algérie à la fin des années 1950, joue beaucoup en Italie lorsqu’il tente de reprendre le fil de sa carrière à partir de 1959. Il rejoint le film de Corbucci par le biais du producteur de La mort a pondu un œuf de Giulio Questi, qu’il vient tout juste de tourner. La très belle idée du mutisme de Silence serait en partie de son fait. En plus de trouver une solution à l’écueil de la langue (en cette faste période de coproductions internationales, tous les acteurs étaient doublés), ce trait fait du personnage l’incarnation ultime de l’anti-héros des westerns italiens et du Grand silence le film idéal pour «contempler» Jean-Louis Trintignant, dans l’essence même de sa présence à l’écran. Son jeu, tout en subtilité, passe ici entièrement par son visage, filmé au plus proche, entre placidité mélancolique et résistance obstinée. On retiendra notamment une magnifique scène d’amour où tout l’érotisme, le respect et la réciprocité de la relation charnelle qui se noue se joue dans son seul regard avant de se transmettre aux corps.