ProgramMarco Bellocchio, corps politiques

Corps politiques : le titre de notre cycle consacré à Marco Bellocchio souligne un motif récurrent de son cinéma. Soit la volonté de filmer les corps, des protagonistes et des acteurs, et de les placer au premier plan, en tension face à la société, aux institutions et au temps qui passe. C’est ainsi que le cinéaste parvient à articuler de façon subtile la rencontre entre les grands récits, historiques et politiques, et les petites histoires, individuelles et intimes.

Dès son premier film autoproduit, Les poings dans les poches (1965), Bellocchio choisit de mettre un scène un corps – ici, sous les traits de Lou Castel, celui d’un jeune homme épileptique, limité et torturé – pour saisir l’atmosphère explosive régnant au sein de la société bourgeoise pré-1968. Dans un autre registre, La marche triomphale (1976) s’ouvre sur une scène mémorable à partir de laquelle se déploie tout le film : sous les ordres pervers d’un sergent au service militaire, le soldat Passeri exécute un enchaînement dans un état de tension physique extrême, tiraillé entre la rage, la douleur et l’humiliation (à noter que le film, dont nous projetons une copie 35 mm de nos collections, est quasiment impossible à voir autrement).
Les corps sont donc chez Bellocchio une porte d’entrée dans ses sujets et dans la mise en scène. Ceux auxquels il s’intéresse traversent des expériences extraordinaires et se font ainsi le révélateur de moments exceptionnels, d’idées contradictoires, de systèmes en crise ou d’époques en plein bouleversement. Entre autres destins, ces corps peuvent être aliénés (Le saut dans le vide, 1980); passionnés (Le diable au corps, 1986); canonisés (Le sourire de ma mère, 2002); séquestrés (Aldo Moro dans Buongiorno Notte, 2003); euthanasiés (La belle endormie, 2012); ou encore kidnappés (L’enlèvement, 2023) – ces adjectifs pouvant souvent naviguer d’un personnage à l’autre, d’un film à l’autre. En se concentrant sur la trajectoire physique des individus, Bellocchio ramène à l’essentiel et à un palier émotif immédiatement appréhendable des questions de société dont un traitement trop vaste serait semé d’écueils.


L’une de ses œuvres majeures, et l’une des plus représentatives de ce travail crucial sur la représentation des corps, est peut-être Vincere (2009). Le film retrace l’histoire d’Ida Dalser, épouse cachée et répudiée de Benito Mussolini, qui tenta toute sa vie, en vain, de faire reconnaître ses droits et ceux de son fils – qui lui sera enlevé. Dès le début du film, les séquences où l’on voit naître la passion charnelle qu’éprouve Ida pour le jeune Mussolini place les prémisses du fascisme du côté d’une fascination dévorante, littéralement incarnée. Dans la sphère intime, cette relation d’abandon et de magnétisme anticipe sur ce que Mussolini va exploiter au niveau national, et semble même nourrir ses idées quant à la conquête du pouvoir, qui va passer par la mise en scène de sa personnalité. C’est ce qui intéresse Bellocchio : « il y a l’importance du corps du Duce : Mussolini est le premier homme politique qui a l’intuition de l’énorme importance de l’image et de sa propre image » (1).
En face, il y a le corps d’Ida (Giovanna Mezzogiorno), femme du monde, femme romantique, femme obstinée puis femme « hystérisée » (on la relègue à l’hôpital psychiatrique). Elle s’impose comme le miroir inversé de Rachele, la « mère de famille » parfaitement compatible avec l’idéologie fasciste que le Duce a pris pour épouse officielle. Après avoir fusionné avec Mussolini, Ida va se placer en opposition avec tout ce qui l’entoure à la suite du rejet de celui-ci, qu’elle n’acceptera jamais. Elle ne cesse d’apparaître dans le champ de vision du Duce et de son entourage, avant qu’on ne la fasse disparaître en l’enfermant. Elle refuse alors d’être effacée, s’obstinant à crier son identité de façon désespérée et autodestructrice. Ainsi le cinéaste résume-t-il cette tension qui le captive : « Elle a été malgré elle une rebelle au fascisme. (…) Progressivement, sa rébellion, qui a toujours été totale, devient une rébellion contre ce genre de personnage, contre le Duce et contre le fascisme » (2).


Se pencher sur la jeunesse de Mussolini crée en soi matière à réflexion, situant l’intrigue au point de basculement entre l’ordinaire de ses débuts et le culte fabriqué par la suite. Les images historiques nous ont tant imprégnés qu’on peine à reconnaître le Duce sous les traits de l’acteur Filippo Timi qui, pourtant – une recherche internet suffit à le montrer – partage une vraie ressemblance avec le jeune Mussolini. Au cours du film, le passage de l’acteur aux images d’archives du véritable Mussolini, qu’Ida voit dans les bandes actualités au cinéma maintenant que l’homme est sorti de sa vie, articule ce passage du jeune idéologue au dictateur médiatisé pour les masses.
Une idée puissante du cinéaste est de reprendre ce même acteur, Filippo Timi, pour jouer, dans la dernière partie du film, le fils caché d’Ida et Mussolini devenu adulte. Sa ressemblance frappante avec le Duce l’incite à livrer de mémorables imitations de ses discours enragés, d’abord pour amuser la galerie puis en sombrant dans la folie. La double performance d’acteur qui se joue ici, dans la parodie tragique d’une pantomime grotesque, se fait la métaphore vertigineuse de l’idée marxiste selon laquelle l’histoire se répète toujours, d’abord comme une tragédie puis comme une farce. Plus politique que jamais, le corps prend dès lors la forme d’un avertissement, nous incitant à guetter les résurgences du spectacle aberrant auquel il se livre.
(1), (2) : Un antifascisme presque fou. Entretien avec Marco Bellocchio par Jean A. Gili, Positif n°585, novembre 2009. Consultable à la médiathèque.
