ProgramThe Round-Up de Miklós Jancsó : jeux de massacre
Miklós Jancsó a été, depuis la Hongrie, une figure de proue des « nouveaux cinémas », ces cinématographies nationales novatrices et engagées des années 1960. Par la modernité de sa mise en scène, qu’on pourrait aussi qualifier dans tous les sens du terme de mise en jeu, il a inlassablement affronté les angoisses du passé et l’inquiétude du présent.
Figure majeure du renouveau de la cinématographie hongroise des années 1960, Miklós Jancsó a connu son heure de gloire au cours de cette décennie et au début de la suivante, culminant avec un prix de la mise en scène à Cannes pour Red Psalm en 1972. Bien qu’il ait continué à réaliser des films jusque dans les années 2000, il a été quelque peu oublié au cours de la période plus récente, s’éclipsant dans la mémoire cinéphile au profit notamment de l’illustre chef de file de la génération suivante du cinéma magyar, Béla Tarr – qui est d’ailleurs le premier à dire que Jancsó est le plus grand des cinéastes hongrois. Audacieux sur le plan formel, féroce sur le plan humain, acerbe sur le plan politique, le cinéma de la première partie de sa carrière avait pourtant eu un impact bien au-delà des frontières de son pays (sa mise en scène stylisée a entre autres marqué Sergio Leone), et ses observations sur les dérives totalitaires et les répétitions grimaçantes de l’Histoire résonnent aujourd’hui de façon tristement troublante.
Après une deuxième moitié des années 1950 marquée par la répression de l’insurrection de Budapest de 1956 contre le régime communiste lié à l’URSS, le gouvernement en place au début des années 1960 accorde quelques assouplissements à la société. S’il ne s’agit pas encore d’émettre une quelconque critique frontale, c’est toutefois dans ce contexte que s’engouffrent de jeunes cinéastes, tels András Kovács, Zoltán Fábri et István Szabó, pour aborder de biais les non-dits de l’Histoire hongroise et la réalité de leur société contemporaine, dévoilant ses travers par-delà les apparences de la propagande officielle. Jancsó est l’un des exemples les plus remarquables de ce phénomène. La révolution hongroise de 1848 (The Round-Up), la guerre civile russe de 1918 (The Red and the White) ou même la paysannerie du XIXe siècle (Red Psalm) deviennent chez lui l’écho des événements récents en Hongrie ainsi que le miroir de la cruauté inhérente aux rapports de pouvoir, avec leur lot d’humiliation, d’exploitation et d’injustice – y compris sous couvert d’une idéologie égalitaire.
The Round-Up, tout en étant l’un des premiers films de Jancsó, restera considéré comme l’un de ses chefs-d’œuvre et eut un succès exceptionnel à sa sortie en Hongrie en 1966 (le public n’étant pas dupe quant à la vraie nature de son propos). Tourné en moins d’un mois dans un noir et blanc somptueux, le film a été écrit avec l’écrivain Gyula Hernádi, qui devint à partir de là le fidèle scénariste du cinéaste. L’intrigue se déroule dans un camp de prisonniers politiques, où se trouvent aussi des hors-la-loi de la bande de Sándor Rózsa, quelques années après la révolution hongroise de 1848 qui avait été écrasée par l’armée autrichienne des Habsbourg avec l’aide de l’armée russe. Mais loin d’une fresque historique réaliste (malgré sa fausse introduction pédagogique), The Round-Up prend l’allure d’un huis clos allégorique proche de l’abstraction : dans un fort au milieu de nulle part, des prisonniers hongrois, parmi lesquels des bandits de grand chemin, sont soumis à différentes formes de torture, que ce soit par leurs conditions de vie déplorables ou la façon dont on leur promet un soi-disant salut en échange de dénonciations. Ce système de délation sans fin, couplé à l’hypocrisie des bourreaux, donne lieu à une sorte de ballet kafkaïen : sans mise en contexte ni explication, les actions s’enchaînent de façon obscure dans un décor où la logique spatiale semble parfois relever d’un onirisme angoissant. Des portes s’ouvrent et se ferment dans un enfilement de cours et de pièces aux fonctions incertaines, tandis que l’immensité des plaines hongroises devient le décor métaphorique d’un emprisonnement en plein air. L’horizon infini de la steppe, loin d’être synonyme de liberté, apparaît comme le mur le plus infranchissable : ici, un homme est abattu dans sa fuite; là, un autre renonce de lui-même à courir en prenant conscience de la futilité de sa tentative.
Avant de s’intéresser au cinéma sur les conseils de Béla Balázs, Jancsó voulait devenir metteur en scène de théâtre. The Round-Up garde quelque chose de cette prédisposition, là encore de façon très moderne : la déconstruction de l’action, le caractère répétitif des dialogues, la dimension cauchemardesque de la pantomime de l’existence peut rappeler le théâtre de l’absurde (né des traumatismes de l’Europe, celui-ci donna lieu justement à une mouvance propre à l’Europe de l’Est, particulièrement politisée). D’autre part, Jancsó témoigne déjà de sa capacité à exploiter au maximum les possibilités du cinéma : la profondeur de champ, le hors champ ou la simultanéité des actions au sein d’un même plan participent du sentiment d’oppression général et du manège implacable des dynamiques de pouvoir et de persécution, qui prennent les allures d’un cérémonial cynique. Sans oublier la trame sonore, dont on notera ici la particularité la plus notable : des pépiements d’oiseaux champêtres accompagnent la majeure partie des scènes du film, ce qui crée un étonnant effet au long cours, combinant décalage incongru, remise en perspective existentielle et épuisement sensoriel.
Ce mode de l’épuisement est un élément central de la démarche de Jancsó, unissant le fond et la forme. La froideur calculée de la mise en scène répond au caractère méthodique de l’action; on voit ainsi germer dans The Round-Up la prédilection du cinéaste pour les plans-séquence, de plus en plus exacerbée au fur et à mesure de sa carrière. Le résultat est souvent glaçant, insistant sur le caractère prémédité de la violence en la découpant par étapes : dans une séquence particulièrement sadique, on voit des femmes se dénuder en arrière-plan, sans comprendre pourquoi, avant de découvrir plus loin en quoi cela fait partie de leur supplice. Jancsó plonge souvent le spectateur dans une incompréhension qui ne fait que refléter la confusion de ce qui se passe à l’écran. Il souligne ainsi le caractère insensé des luttes intestines (difficile parfois de distinguer les bourreaux de leurs victimes), questionnant la façon dont un pays martyr des grands empires finit par engendrer sa propre spirale de violence. Un thème qu’il reprendra de façon encore plus systématique et figurée dans son film suivant, The Red and the White : la guerre civile russe de 1918 y devient le prétexte d’une chronique de la cruauté sur le terrain, entre des camps pour ainsi dire interchangeables et dont les hommes peinent même à s’identifier les uns les autres, allant jusqu’à poser la question avant de s’entretuer. Cette manière de relater, avec une impassibilité parfois digne d’un entomologiste, un jeu de massacre dont les protagonistes eux-mêmes ne saisissent pas vraiment les règles, fait du cinéma de Jancsó une parabole universelle et une expérience toujours aussi saisissante.