CinémaSeijun Suzuki, le cinéma dynamite
« Les actes terroristes ne sont rien d'autre que le résultat d'impulsions de l'esprit humain, et non d'une théorie ou d'un système. Il en va de même pour le cinéma ». — Seijun Suzuki
(traduction d’une citation tirée de Time and Place Are Nonsense de Tom Vick)
La réputation sulfureuse de Seijun Suzuki, cinéaste rebelle et électron libre par excellence, s’est cristallisée en particulier autour d’un événement marquant : son licenciement en 1967 par les studios de la Nikkatsu après avoir réalisé coup sur coup, malgré les avertissements et les coupes de budget, Tokyo Drifter et Branded to Kill. Deux chefs d’œuvres qui dynamitent les frontières entre genre et avant-garde, expérimentation et exploitation, abstraction et spectacularisation, reléguant la limpidité de l’intrigue au second plan (Suzuki réécrivait les scénarios) et les conventions esthétiques aux oubliettes.
Tokyo Drifter fait en effet d’une intrigue criminelle a priori déjà vue le prétexte d’une apothéose d’expérimentation formelle. Dans une approche qui désamorce sans cesse l’illusion filmique, on trouve des éléments qui évoquent la Nouvelle Vague, les décors de la comédie musicale, les couleurs du Pop Art… Sans que le film ne ressemble pourtant à rien d’autre. Tokyo Drifter condense ce qui distingue Suzuki : un détournement du cinéma américain et un dialogue amusé avec les mythes et les genres; un goût de l’anarchie qui préfigure les remous de l’époque; un iconoclasme provocateur, un humour contestataire et une abolition des repères qui ne sont pas sans rappeler la posture du mouvement Dada, avec lequel il partage le traumatisme d’avoir été témoin d’une guerre mondiale.
En ce milieu des années 1960, Suzuki pousse donc à son paroxysme son art de la déconstruction narrative et cinématographique et la Nikkatsu ne lui pardonne pas. Mais le caractère irréductible, subversif et imprévisible de son œuvre ne peut être résumé à cet épisode. Le cycle que nous présentons réunit justement des œuvres des différentes décennies et phases que le cinéaste a traversées, dont certaines sont rarement montrées.
Suzuki est un autodidacte, tombé dans le cinéma presque par hasard, et sa liberté formelle est palpable dès ses débuts, quand bien même il réalise alors des films à la chaîne – pas moins de 25 en cinq ans. Satan’s Town (1956) et Love Letter (1959) font partie des films de cette période, qui se plient aux codes du cinéma commercial alors en vogue tout en témoignant des premières audaces et de la créativité en germe du jeune Suzuki. Satan’s Town comporte ainsi déjà des éléments de son cinéma à venir, comme sa manière de revisiter avec un ton décalé le film de gangsters ou le côté ludique de ses expérimentations visuelles, par exemple avec l’emploi de l’arrêt sur image.
Au cours de la décennie suivante, on retrouve ce type de procédé dans Carmen from Karachi (1966) notamment, dernier volet d’une trilogie de portraits de femmes portés par l’actrice Yumiko Nogawa. Le cinéaste y confirme aussi son immense liberté de ton, déjouant les attentes et les conventions. Pour autant, il est capable de faire surgir d’étonnantes saillies d’un quasi-classicisme et dont la force narrative n’en est que plus frappante : à l’instar de la magnifique mise en scène d’une rupture, où, en l’absence de conflit, l’homme théâtralise une colère fictive pour alléger la culpabilité de celle qui le chasse. Par ailleurs, l’héroïne du film, assoiffée d’indépendance mais sans cesse envahie ou exploitée par ceux qu’elle rencontre, se prêtant au jeu de la séduction tout en menant un perpétuel combat, renvoie un étrange reflet à la démarche et à la situation du cinéaste.
On retrouve un tel écho entre Suzuki et son sujet dans l’étonnant A Tale of Sorrow and Sadness (1977), unique réalisation de Suzuki dans les années 1970. Le film, tourné pour les studios Shochiku, marque son grand retour derrière la caméra après avoir été banni par la Nikkatsu et inactif pendant dix ans. Il relate l’histoire d’une mannequin contrainte par la compagnie qui l’embauche à devenir une championne de golf pour organiser un coup promotionnel. Dans cette fable absurde et grinçante, on sent que Suzuki est de tout cœur avec son héroïne, ballotée par la société de consommation, la marchandisation des corps et le conformisme, emprisonnée par le regard de ceux qui l’exploitent comme par le cadre de l’écran de télévision qui l’exhibe.
Tout comme A Tale of Sorrow and Sadness, Kagero-za (1981) a une tonalité plus sombre et oppressante que les films de Suzuki des années 1960. Kagero-za fait partie de la trilogie de Taisho, du nom de l’ère historique durant laquelle se déroulent ces films et qui se trouve être celle qui a vu naître Suzuki, soit les années 1920. À l’image de cette époque de transition entre le passé et les aspirations modernes de la société, le film mêle tout naturellement la tradition japonaise et l’expérimentation esthétique du cinéaste. Adapté d’un roman du début du 20e siècle de Kyōka Izumi, le film convoque les fantômes si caractéristiques de la culture japonaise à travers un montage particulièrement imprévisible et une mise en scène onirique, où l’on croise tableaux vivants, théâtre kabuki et trucages fantastiques.
Les films plus tardifs de Suzuki peuvent paraître en apparence moins sauvages que ceux qu’il a réalisé dans les années 1960. Mais si leur travail de déconstruction est désormais parfois plus discret et moins chaotique (comme les temporalités entremêlées dans Kagero-za), ils n’en finissent pas moins par imploser : la fin de Kagero-za est hantée par l’horreur grotesque des toiles du peintre Ekin et le décor s’effondre, littéralement; dans A Tale of Sorrow and Sadness, le cirque malsain de la célébrité finit en jeu de massacre dans le décor design de la maison moderne modèle… En dynamitant ses propres films et l’expérience du spectateur, Suzuki fait du cinéma un geste politique sublimé qui, en allant à l’encontre les attentes, exprime farouchement son rejet d’un monde dicté par la normativité et la rentabilité.