ProgramC’est où ça, le Territoire ? : Entretien avec Sarah Fortin
À l’occasion de la sortie de Nouveau-Québec, la Cinémathèque s’est entretenue avec la réalisatrice et scénariste au sujet de son premier long métrage tourné à Schefferville. Un lieu situé à la limite du 54e parallèle nord, aux abords d’un territoire qu’on appelait autrefois « Nouveau-Québec », aujourd’hui le Nunavik.
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La prémisse du film est un retour dans une région éloignée des grands centres urbains pour « rendre à la terre » les cendres du père de la protagoniste (Christine Beaulieu). Un père mort et des urbains (généralement des ti-gars) qui quittent la ville, voilà deux idées qui traversent le cinéma québécois des vingt dernières années. En quoi est-ce différent cette fois?
Avoir une réalisatrice change un peu la donne. Dans ce film, ce n’est plus le ti-gars qui va enterrer son père - lequel est d’ailleurs le seul personnage qu’on ne verra jamais. Celui-ci incarne cependant le lien entre tous les autres personnages. Paradoxalement, le père est celui qu’on connait le moins. Ce qui m’intéressait, c’était de retourner sur un territoire qu’on a quitté, qu’on a laissé dans un état moribond, et qui devait - qui aurait dû - mourir de sa belle mort.
Avec cette histoire de père, je voulais parler de l’impact des ancêtres sur un territoire et voir ce qu’on fait avec ça. J’avais envie de découvrir ce qu’on porte encore de toute cette histoire, de ce « Nouveau-Québec ». Et il y avait évidemment notre relation avec les Premières Nations. On ne peut pas se sentir responsable de tout, mais en même temps, on porte tout de même encore une part de responsabilités.
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Le film s’ouvre sur des images d’archives télévisuelles qui nous ancrent dans le réel. Après l’événement tragique qui sert de pivot à ce huis clos, Mathieu et Sophie (Jean-Sébastien Courchesne et Christine Beaulieu) se retrouvent dans un logement qui leur est prêté par des membres de la communauté innue qui les accueille. Toutefois, ce qu’on leur prend, avant de leur laisser les lieux, c’est la télévision. Comment vois-tu le rôle de celle-ci dans ton film.
C’est la première fois qu’on me fait remarquer cela. Je ne sais pas si le rôle de la télé était si prémédité. Mon désir à travers l’utilisation d’archives était d’ancrer l’histoire dans le concret. J’étais attachée à la réalité. Et j’ai dû m’en détacher pour ensuite aller vers la fiction. Je ne voulais pas que le lieu soit secondaire. Quand on leur prend la télévision, c’est un clin d’œil à la générosité totale des Innus qui les accueillent. Mais il y a aussi un rapport à la sédentarité qui est différent de leur culture ancestrale. Cette sédentarité passe par la télé, comme dans beaucoup de foyers québécois où l’appareil est constamment en marche dans le salon. Ça devient plus insupportable de s’en priver que de se priver du lit. Le côté nomade, pour les Innus, se retrouve chez les gens qui passent à la maison et qui viennent parfois camper dans le salon. La télévision semblait au cœur de tout ce va-et-vient.
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Parle-moi du cadrage. Dans Nouveau-Québec, les surprises surviennent lorsqu’on passe du micro au macro. Et pourtant tout est déjà là. C’est un peu ce que le critique John Berger écrivait dans Voir le voir (1974) au sujet d’un réalisateur qui ne filmerait qu’une partie d’un tableau : « Le tableau utilisé dans un film conduit le spectateur aux conclusions du réalisateur. »
D’emblée, même si je voulais tourner en région, il y avait l’aspect de l’enfermement et du huis clos, la pression des lieux si vastes qu’ils finissent par enfermer les personnages. Chacun choisit sa perception. Soit on s’enferme dans le sous-sol, comme le personnage de Mathieu, soit on va vers le territoire. Je ne voulais pas montrer les lieux de la quotidienneté. On les comprend déjà. Je voulais qu’on soit très proche des personnages, puis qu’on ouvre de plus en plus à l’ampleur de ce qui existe et de ce qui se crée entre eux.
Il y avait une opposition majeure entre le milieu étouffant et la grandeur du territoire. Et en même temps, je n’ai pas souhaité tourner de manière rigide : je n’avais pas envie d’imposer aux acteurs un cadre limité. Il y avait aussi un mélange de professionnels et non professionnels. Je voulais leur donner le temps d’accéder à une certaine justesse. Il fallait être à l’écoute de leur jeu.
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Rebondissons sur cette idée. Il y a ce passage où le personnage interprété par Christine Beaulieu se fait demander par son conjoint (Jean-Sébastien Courchesne) « C’est où ça, le territoire ? ». Elle répond alors : « Je ne sais pas, mais j’étais là. »
Ça me fait rire, parce que je ne peux plus revoir ce film sans avoir le goût de le briser en mille miettes. Néanmoins, chaque fois que je le revois, j’aime encore cette phrase. C’est intangible, le territoire. Le rapport des Innus à la terre, c’est une vision qu’on pourrait qualifier d’« holistique » : ça nourrit, ça accueille. C’est le territoire avec un grand « T ». Ce n’est pas une place en particulier, ça ne se calcule pas en kilomètres, c’est tout ça en même temps. Dans le film, on comprend que le personnage de Christine Beaulieu a un indice de cela... elle ne l’a pas en elle, mais elle ressent quelque chose − un peu ce que les Innus, de leur côté, portent réellement en eux. Qui plus est, la notion de territoire, à Schefferville, c‘est aussi très important. Plus ça va et plus on doit aller loin pour « voir » du territoire, au-delà des cicatrices laissées par les trous de mines...
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Était-ce délibéré de choisir Jean-Marc Dalpé et Christine Beaulieu, des individus qu’on associe beaucoup au théâtre ?
J’avoue que Jean-Marc, on ne l’avait pas vu beaucoup au cinéma. Il est si loin de son personnage. Disons qu’il n’avait pas une vaste expérience en conduite de quatre roues. Mais à travers lui, j’avais envie de sortir du casting « évident ». Avec Christine, c’est différent, on la voit partout. Je voulais surtout m’entourer de gens pour qui le texte a de l’importance. Je voulais dire les choses le plus simplement possible, mais avec une certaine délicatesse, sans trop nommer l’évidence. Jean-Marc a aussi travaillé avec des comédiens autochtones. Ça me parlait cet intérêt pour les différentes cultures des Premières Nations. J’ai par ailleurs l’impression que c’est la sincérité du personnage qu’on découvre à travers Christine. À mon avis, elle n’a pas toujours été castée pour son côté terre à terre et son rapport aux autres. C’est d’ailleurs ce que son théâtre nous a révélé d’elle.
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Je vois parfois le Québec comme une main où le pouce est sollicité et où les doigts gèlent. Ton film se déroule dans ces doigts (métaphoriques). Comment est-elle née, cette idée de raconter des vies excentrées ?
Moi, ça me fascine de regarder cette carte-là. On a souvent l’impression que tout se passe entre le pouce et l’index et que rien ne se passe dans le reste de la mitaine ; comme s’il n’y avait que des arbres et deux ou trois pickups. C’est vrai qu’à une époque on a pensé surtout à l’exploitation ; c’est la base de ce « Nouveau-Québec ». Toutefois, il y avait aussi le désir d’habiter cette région.
On voulait créer des lieux, vivre la nordicité. Or, ça impliquait peut-être aussi d’oublier que tout cela était construit autour de l’exploitation des ressources. Et qu’après, ces vies-là n’auraient plus d’importance. Il s’agissait seulement de quelques milliers de personnes, mais tout de même, on leur a fait croire qu’il était important qu’elles s’établissent dans cette région.
Qu’en reste-t-il ? Oui, il reste des choses à Schefferville, mais la ville de Gagnon, par exemple, à quelques kilomètres de là, il n’en reste rien. Quand tu as vécu là, qu’est-ce qu’il te reste ? À Schefferville, pour ceux et celles qui sont restés, il reste des blessures, des mauvais souvenirs... Et quand, à un moment, tu prends le train pour retourner dans le sud, tu n’as plus grand-chose. Il y en a plein, des récits comme ça.
C’est un peu ce que Jacques Leduc [et Roger Frappier] avait fait avec Le dernier glacier (1984). Le film s’ouvre sur une image d’archives puis une façade de gratte-ciel [et la mention « listen, the bottom line is survival »]. On comprend ensuite que des décisions ont été prises par les gens qui tenaient les cordons de la bourse. Tout ça participe à l’économie du Québec. Ce n’est pas vrai qu’il n’y a pas d’impact sur les gens. Ces projets sont portés par des humains qui vont à la mine, dont les enfants vont à l’école, etc. Ces choses restent là quand on quitte les lieux. Il y a tout le récit autochtone, mais on ne peut pas s’exclure du récit nous-mêmes.
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Puisque tu parles de Jacques Leduc et que tu as tourné avec Stephen Faulkner [Stephen Faulkner, j’m’en va r’viendre, 2011], je vais faire un lien entre les deux. Il y a un autre film québécois qui se déroule dans un train en provenance de Schefferville et qui traite d’une histoire de couple : Tendresse ordinaire (1973), avec Plume Latraverse et Luce Guilbault. L’avais-tu vu avant de tourner Nouveau-Québec?
Non, mais je l’ai vu la semaine dernière ! Je l’aime tellement, ce train. Je trouve le cinéma de Leduc intéressant. Mais il n’est pas « passionnant » ; c’est la vie ordinaire. Et ses titres sont fabuleux. Tendresse ordinaire, c’est beau. Ce sont des humains qui vivent des vies parallèles. Le fait de vivre des vies séparées tout en essayant de se retrouver ensemble... lui qui tente de se rendre jusqu’à elle, tout en vivant en parallèle... j’ai l’impression que mon film est exactement l’inverse de Tendresse ordinaire.
C’est toute l’idée de se rendre compte qu’en s’éloignant du quotidien, quand on se retrouve dans des situations qui nous bousculent, l’autre n’est pas toujours la personne qu’on croyait qu’il ou elle était. À partir du moment où tu mets ces gens ensemble dans des situations graves, que se passe-t-il ? Quels chemins prennent ces gens ? Ma vision n’est pas particulièrement optimiste.
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Parle-moi de la scène tournée dans une espèce de bar clandestin. Il y a énormément de scènes de partys (souvent filmées comme des vidéoclips) dans le cinéma québécois contemporain. Est-ce si plaisant à tourner ?
Avant d’écrire et de tourner ce film, je me disais exactement la même chose : pourquoi y a-t-il toujours une scène de bar ou de club au cinéma québécois? J’ai un sentiment de maladresse en revoyant cette scène, mais ce sentiment est aussi lié à un lieu maladroit. Ce qui m’intéressait, c’était le côté fake de ce qui est cool à Schefferville. Oui, il y a une place où tu peux sortir... ça coûte cher, outrageusement cher. Mais il y a surtout ce côté faussement cool. C’est peut-être ce qui m’a empêchée de reproduire le genre de scène qu’on voit dans beaucoup de films.
Cela dit, c’était aussi lié à mes propres souvenirs − mes dix ans de voyages chaque année à Schefferville − même si le film n’est absolument pas autobiographique. Ce lieu est tellement figé dans le temps qu’il y avait toujours un événement, lors de mes voyages, qui me faisait dire : « Voyons, ça se peut encore? » Par exemple : fumer à l’intérieur. Ce sont les artéfacts d’un autre temps.
Le désir derrière cette scène-là était un peu maniéré, mais il s’agissait de représenter des trucs figés dans le temps. Cela dit, je ne sais pas si c’est si cool que ça de tourner des scènes de club ou de partys... faire danser des comédiens sur de la « pas-musique » et faire « parler en canard » des non-acteurs... ça crée de grands malaises en postproduction. Ajoutons à ça le défi de recruter des figurants sur place pour boire de fausses bières... À partir du moment où tu le fais dans ton premier film, tu te dis : « Peut-être que je ne referai plus ça. »