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ProgramDario Argento, le crime comme œuvre d’art

Apolline Caron-Ottavi
July 20th, 2022
Dario Argento, le crime comme œuvre d’art

Cadre choisi, planification impeccable, déroulé millimétré, esthétique travaillée : en matière de meurtre, et donc de mise en scène, les films de Dario Argento font preuve d’une minutie, d’une créativité et d’un sens de l’espace à toute épreuve.

Suspiria by Dario Argento

Argento a fait de cette maîtrise sa marque de fabrique dès son premier film, L’oiseau au plumage de cristal, succès inattendu dans les salles italiennes qui lance sa carrière. Le cinéaste donne alors un nouveau souffle au genre du giallo, ces thrillers à l’italienne qui mêlent crimes sanguinolents, suspense et érotisme, dont Mario Bava fut le grand pionnier. Poursuivant cet héritage, Argento apporte sa propre touche au giallo et exalte certains de ses éléments phares comme la débauche des couleurs. Par la suite, il va transformer le genre (Profondo Rosso), s’en éloigner pour explorer l’horreur fantastique (Suspiria), y revenir (Ténèbres) ou le ressusciter après ses heures de gloire. Peu importe au fond son rapport aux codes, le cinéaste s’en empare pour jouer avec la mise en scène, comme pour appliquer le précepte de Thomas de Quincey : l’assassinat considéré comme un des Beaux-Arts. Chez Argento, l’intrigue criminelle ne se situe pas toujours tant dans la logique narrative des événements que dans le labyrinthe visuel et sensoriel qui se tisse à l’écran.

L'oiseau au plumage de cristal by Dario Argento

La scène de crime initiale de L’oiseau au plumage au cristal, dans laquelle un homme assiste impuissant au meurtre d’une femme derrière la vitrine d’une galerie d’art, contient déjà bien des éléments du cinéma d’Argento. Le crime apparaît comme un tableau, encadré et même éclairé, dans lequel tout est là, sous les yeux du protagoniste (et du spectateur), qui n’aura de cesse d’interroger la fiabilité de son propre regard et de fouiller cette image originelle en quête de vérité. Ces motifs réapparaîtront notamment dans Inferno, Ténèbres ou encore Profondo Rosso, film qui s’attelle à mettre ces principes en œuvre et en abyme, de la glaçante vision d’un hurlement silencieux derrière une fenêtre jusqu’à la présence de l’acteur David Hemmings, hommage au Blow Up d’Antonioni encore plus direct que celui de L’oiseau au plumage de cristal.

Plus terrifiante encore que l’obscurité, la clarté des intérieurs vus depuis l’extérieur nocturne est chez Argento la scène théâtrale et macabre de l’effroi. Les assassinats se figent en tableaux vivants (du moins jusqu’à ce qu’ils se transforment en nature morte), tandis que les peintures, miroirs et dessins d’enfants qui hantent les murs sont souvent la clé de l’énigme. Mais le cinéma n’est bien sûr ni image fixe, ni scène de théâtre. La grande mobilité de la caméra et la variété des angles de prise de vue (du très gros plan au plan aérien) transforment les lieux en un véritable territoire visuel dont l’exploration regorge de surprises. La mise en scène d’Argento construit toujours un espace profond, complexe, fragmenté, semé d’obstacles de premier plan qui gênent le regard sans arrêter les couteaux. Alors que le héros de L’oiseau au plumage de cristal est prisonnier du sas vitré de la galerie d’art, enfermé dans son rôle de témoin passif, le tueur s’enfuit par une porte discrète dans la profondeur de champ : la composition picturale initiale se déploie, la perspective s’allonge, au-delà du mur des apparences.

The Stendhal Syndrome by Dario Argento

Une idée qui prend vie avec poésie dans Le syndrome de Stendhal, lorsqu’Asia Argento passe d’un lieu à un autre en franchissant les cadres de porte ou ceux des tableaux du musée, qui s’animent enfin (le film était d’ailleurs un pionnier en matière d’effets spéciaux numériques en Italie). Dans le labyrinthe imaginaire du cinéaste, chaque ouverture est l’occasion d’un passage dans un autre monde : au début de Suspiria, les portes automatiques de l’aéroport s’ouvrent sur une épique tempête inaugurale qui engloutit Suzy Benner tout en augurant des démons de la vieille Europe. Le cinéma d’Argento est ainsi peuplé de passeurs qui font le lien entre un monde et l’autre, qu’ils s’agissent d’antiquaires, d’entomologistes ou d’innocentes héroïnes déracinées sur un autre continent, comme dans Suspiria, Inferno ou Phenomena.

L’architecture tient bien sûr un rôle essentiel dans la façon qu’Argento a d’inscrire l’action dans l’espace. Dans ses films, il s’agit ainsi souvent de trouver la « pièce manquante » : au sens figuré comme au sens propre, lorsque l’énigme se trouve, comme dans Profondo Rosso ou Inferno, dans l’angle mort d’une façade ou le recoin secret d’un immeuble. La trilogie constituée de Suspiria, Inferno et La terza madre est quant à elle indissociable des trois bâtisses au cœur de leurs intrigues qui, en dignes héritières de la Maison Usher, semblent prêtes à engloutir dans leur chute les êtres et les villes. Cet emploi remarquable des bâtiments, qu’ils soient d’une modernité épurée, baroques, antiques ou néoclassiques, s’étend à l’urbanisme, où places immenses et colonnades mortifères évoquent Giorgio de Chirico et convoquent parfois le spectre du fascisme… Les lieux chez Argento semblent ainsi participer aux crimes par leur capacité à emprisonner, à rendre fou ou à dévorer les hommes.

Tenebrae de Dario Argento

Ténèbres, tourné entre autres dans le quartier mussolinien de l’EUR à Rome, est peut-être la démonstration la plus remarquable de la façon dont Argento fait de l’espace citadin un outil essentiel de la mise en scène tout comme un moteur de l’intrigue criminelle. Dans une séquence, l’acteur John Saxon (qui était la vedette du film précurseur du giallo, La fille qui en savait trop de Mario Bava) semble condamné à mort par la place ensoleillée où il a rendez-vous; autour de lui, le lieu lui-même a l’air d’engendrer conflits et drames parmi les passants tandis que les lignes dures du béton se resserrent comme un étau. Dans une autre scène, la caméra arpente longuement la paroi de l’immeuble où deux femmes sont sur le point d’être assassinées, comme une araignée tissant sa toile. À chaque fois, tension et terreur naissent d’une touche spécifique de la mise en scène du cinéaste, encore plus redoutable que la caméra subjective trahissant la présence d’un tueur : une sorte de point de vue aléatoire, anonyme, abstrait, qui fragmente, dissèque ou dicte l’action avec fébrilité, tel un animal à l’affût observant sa proie sous tous les angles et jouant à cache-cache avec elle avant même que le véritable assassin ne soit sur les lieux. Avec malice, Argento fait du cinéma le plus grand prédateur, et du spectateur son complice.