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ProgramDreyer, Satan et la Nordisk Films Kompagni

Apolline Caron-Ottavi
October 11th, 2022
Dreyer, Satan et la Nordisk Films Kompagni

Le cycle de trois films muets danois que nous présentons en collaboration avec le FIKA(S) – Festival Immersif de Kultur et d'Art Scandinave / Nordique, sera l’occasion de voir le deuxième film de Carl Theodor Dreyer, accompagné au piano par Gabriel Thibodeau.

Les trois films de ce programme consacré à l’âge d’or du cinéma muet au Danemark ont en commun d’avoir été produits par la Nordisk Films Kompagni, compagnie danoise créée en 1906, qui a tenu un rôle majeur dans la cinématographie européenne d’avant la Première Guerre mondiale (tout en étant une des plus anciennes compagnies de production au monde, elle n’a de surcroît jamais cessé d’être en activité).

Jeune journaliste et critique de cinéma, Carl Theodor Dreyer entre à la Nordisk en 1912. Il écrit des intertitres puis scénarise des dizaines de films avant de passer à la réalisation en 1918 avec Le président. Deux ans plus tard, marqué par une projection du monumental Intolerance de D.W. Griffith organisée pour les créateurs de la Nordisk, il s’en inspire pour réaliser Leaves from Satan’s Book, qui décline quatre mises en situation historiques de la tentation du mal. Ce sera toutefois la dernière collaboration de Dreyer avec la Nordisk, du fait d’un conflit sur le budget du film, qu’il souhaite toujours plus conséquent.

Le scénario d’Edgard Hoyer a semble-t-il été grandement réécrit par Dreyer, qui s’est nourri d’un énorme travail de recherche. De durées inégales, les quatre chapitres représentent Satan poussant des humains au crime à différents moments de l’histoire : en Palestine aux dernières heures de la vie du Christ, au temps de l’Inquisition espagnole du XVIIe siècle, dans la France révolutionnaire à la veille de l’exécution de Marie-Antoinette (l’épisode le plus long) et enfin chez des paysans finlandais qui se défendent contre les Rouges pendant la guerre civile de 1918.

La façon dont le « mal » se tient du côté des révolutionnaires et des Rouges dans les deux derniers épisodes peut interroger et avait été qualifié de réactionnaire par certains critiques à l’époque. D’un autre côté, les deux premiers épisodes (Judas trahissant le Christ et l’Inquisition) semblent souligner dans leur jeu en miroir que le Mal s’immisce partout, pervertissant les meilleures intentions, les martyrs d’hier devenant les bourreaux de demain. Dreyer imagine d’ailleurs une version ambiguë et presque sympathique de Satan, forcé par Dieu à tenter les hommes au moyen d’un chantage sur la durée de sa peine – ce qui a bien sûr valu au film d’être perçu comme blasphématoire par les religieux.

Mais ces cadres historiques semblent avant tout l’occasion pour le jeune Dreyer de mettre en pratique ses ambitions artistiques et de raconter des histoires humaines ayant quelque chose d’universel. Leaves from Satan’s Book est ainsi un film dont certains éléments préfigurent son œuvre à venir : qu’il s’agisse de motifs comme le dilemme ou la force morale, des personnages féminins en souffrance ou de l’importance des influences picturales, comme celles d’El Greco ou Léonard de Vinci pour la composition de la Cène. Tandis que certains plans marquent par leur plasticité et leur composition en tableaux écrasants, d’autres frappent par la liberté et la mobilité de la caméra pour l’époque.

Le dernier épisode du film, le premier tourné par Dreyer, et situé en Finlande, témoigne de son goût de l’expérimentation. Au suspense de l’action, porté par un montage rapide inspiré du cinéma américain, répond une quête d’expressivité dans la façon de s’attarder sur les visages : il a ainsi été souligné que les gros plans sur le visage bouleversé de l’actrice principale préfigurent Jeanne d’Arc. L’ensemble du film révèle d’ailleurs l’attention que Dreyer porte à la présence des acteurs, professionnels ou non : certains révolutionnaires avaient été recrutés dans la rue pour leurs physiques atypiques. Quant à Helge Nissen, qui prête ses traits remarquables à Satan, il était au fond prédestiné à jouer le diable : chanteur d’opéra, il avait fait ses débuts sur les planches, en 1897, en tant que Méphisto dans le Faust de Gounod. Il apparaît ici dans son seul rôle pour le cinéma.


Pour approfondir à la Médiathèque
David Bordwell, The films of Carl-Theodor Dreyer→ PN 1998 A3D7 B61
Klaus-Jürgen Gerke, 5 films de Carl Th. Dreyer → PN 1998 A3D7 C5
Ebbe Neergaard, Carl Dreyer : a film director's work → PN 1998 A3D7 N4