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Peckinpah : tapageuse mélancolie

Apolline Caron-Ottavi
April 16th, 2025
Peckinpah : tapageuse mélancolie

Sam Peckinpah, cinéaste rebelle de Hollywood par excellence, a laissé derrière lui une œuvre à la fois exaltée et âpre, toujours aussi fascinante à revisiter – peut-être plus que jamais, du fait de sa relecture du mythe américain. Si la violence est indéniablement au cœur de ses films, les réactions et interprétations qu’ont pu susciter l’usage outrancier qu’il en fait, ainsi que sa réputation sulfureuse, ont eu tendance à occulter la complexité du regard qu’il porte sur l’humanité, servi par une maîtrise absolue de la mise en scène.

Jeux d’enfants

The Wild Bunch est déjà programmatique de la pensée et du style Peckinpah. Ce western sépulcral, peuplé d’antihéros damnés et dont les massacres sanglants sont stylisés par les angles de vue et les ralentis, fit sensation et polémique à sa sortie. Mais si l’action est filmée avec le lyrisme qui sied aux fresques et aux mondes qui touchent à leur fin, elle n’est pas pour autant déconnectée de la réalité (elle ne l’est en fait jamais chez Peckinpah), ancrée au contraire dans un territoire et des populations en souffrance.

Dès sa scène d’ouverture, dans laquelle un groupe d’enfants torture des scorpions, le film se fait la parabole de la violence comme jeu d’enfant, spirale infernale qui se perpétue à travers les générations, et se transmet des coupables aux innocents. L’équipe de hors-la-loi du film a quelque chose d’une bande de gamins, violents car c’est le seul mode de vie qu’ils connaissent, mais humanisés par la camaraderie qui les unit parfois et semble tout justifier. Une phrase résonne comme une clé du cinéma de Peckinpah: « Nous rêvons tous de redevenir des enfants. Même les pires d’entre nous. Surtout les pires d’entre nous ».

Au fond, tous les personnages de Peckinpah ont conservé quelque chose de l’enfant en eux, pour le meilleur et pour le pire. Dans The Ballad of Cable Hogue, le protagoniste s’invente un paradis en plein désert comme il construirait une cabane dans un arbre; Bennie joue au dur mais découvre plus barbare que lui dans Bring Me the Head of Alfredo Garcia; le capitaine de Cross of Iron est prêt à toutes les infamies pour une médaille dont il semble espérer qu’elle le réconciliera avec son amour-propre de fils mal-aimé; le couple de The Getaway finira par être porté par son énergie juvénile, même si l’égoïsme masculin manque de le faire couler; mais à l’inverse, la dynamique enfantine du couple de Straw Dogs, qui alimente un rapport de domination malsain, ne leur permettra pas de faire face ensemble à la tragédie; tout comme l’Ouest primitif, l’amitié de Pat Garrett et Billy the Kid ne survit pas aux règles arbitraires qui forcent le passage de l’Amérique à l’âge adulte.

Romantisme désenchanté

Les films de Peckinpah sont certes des films d’hommes, où les femmes sont les premières à faire les frais de leur violence. Mais elles sont pourtant loin d’y être accessoires (comme elles peuvent l’être trop souvent dans le cinéma américain), incarnant des personnages cruciaux, s’illustrant par leur indépendance. Elles sont toujours l’horizon des hommes – dans un paradoxal mais indéniable élan de romantisme – mais ces derniers peinent à les atteindre, pêchant par une brutalité qui n’est autre qu’une faiblesse. Lorsque le pire arrive – bien souvent un viol, et bien souvent par leur faute, ils ne sont pas à la hauteur: par orgueil dans The Getaway, par impuissance dans Alfredo Garcia, par aveuglement vengeur dans Straw Dogs. Entêtés, paternalistes ou irresponsables, ils risquent de les perdre, les perdent parfois, et avec elles leur raison d’être.

Mais quoi qu’il en soit, hommes et femmes chez Peckinpah partagent un sens farouche de la liberté et le refus de subir passivement leur sort. Le cinéaste les entraîne donc dans des cavalcades fiévreuses, souvent vers un Mexique de tous les possibles. Dans ces embardées à la fois libératrices et destructrices, la violence de premier plan est souvent un exutoire symbolique, qui révèle en creux des menaces plus insidieuses. Dans The Wild Bunch, la civilisation sonne le glas de temps plus sauvages avec sa propre brutalité, dictée par le profit et une morale hypocrite, et dont les populations civiles et colonisées sont les premières victimes. C’est encore ledit progrès qui aura raison de Cable Hogue, sous l’apparence de mesquines automobiles. Straw Dogs, film volontairement trouble en ce qu’il laisse au spectateur toute la latitude de se positionner, nous place du côté d’un intellectuel sophistiqué mais habité de pulsions des plus sombres.

Enfin, ce sont les hommes broyés par la monstruosité de la guerre moderne dans Cross of Iron, film remarquable quoique moins connu de Peckinpah, où le cynisme désabusé qu’un sergent de la Wehrmacht oppose à un supérieur sadique devient une attitude de résistance morale, bien que désespérée. Ce sont ces individus tragiques qui intéressent Peckinpah. Ceux qui, dépassés par un monde qui va à la fois trop vite et trop lentement pour eux, prennent conscience de leur mort inéluctable et décident de l’affronter au moins avec grâce – comme le fait l’un des protagonistes de Pat Garrett and Billy the Kid au son du fameux Knocking on Heaven’s Door de Bob Dylan. Toute la flamboyance stylistique de Peckinpah semble mener à ces moments sobres d’une profonde mélancolie, consacrant un cinéma aux émotions fébriles, sous ses atours de sang et de fureur.

May 17th, 2025
Bring Me the Head of Alfredo Garcia