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ProgramThe Power of the Dog : David et Goliath en Levi’s et Stetson

Ralph Elawani
November 11th, 2021
The Power of the Dog : David et Goliath en Levi’s et Stetson

Mondialement célébré, le cinéma de la réalisatrice néo-zélandaise Jane Campion est traversé par des questions simples – ou plutôt, posées simplement −, dont la gravité est souvent comprise dans l’après-coup. « Are you gonna pick that up? » [« Vas-tu ramasser ça ? »], à propos d’une pelure d’orange, dans An Exercise in Discipline – Peel (1982) ; « What if it does die? » [« Mais s’il finit par mourir? »], au sujet d’un arbrisseau, dans Sweetie (1989) ; « The piano? » [« Le piano? »], en référence à un instrument qu’on s’apprête à abandonner sur une plage dans The Piano (1993), ou encore « You want me to be your friend? » [« Tu veux que je sois ton ami? »], auquel s’ajoute un malsain « No problem, I can be whatever you want me to be… » [« Pas de problème, je peux être tout ce que tu veux que je sois... »], dans In the Cut (2003).

Campion pratique un cinéma protéiforme − de l’étrange étrangeté lynchéenne aux codes du slasher, en passant par les fictions historiques − dont les personnages ont règle générale en commun le fait d’être pris à l’intérieur d’eux-mêmes. Un constat mis en lumière par le monologue intérieur de l’inoubliable Ada, dans The Piano, palme d’or à Cannes en 1993 et événement mondial du « cinéma au féminin » (auquel l’immense metteuse en scène appartient par la force des choses sans toutefois prétendre être un porte-drapeau du féminisme ou vouloir se cantonner dans le ghetto du soi-disant « film de femmes1  ») : « The voice you hear is not my speaking voice − but my mind’s voice. […] My father says it is a dark talent, and the day I take it into my head to stop breathing will be my last. » [« La voix que vous entendez ne sort pas de ma bouche, c’est ma voix intérieure […] Mon père dit que c’est un talent secret, et que quand je m’en servirai pour arrêter de respirer, je mourrai. »] On croirait entendre Kafka nous expliquer la croissance de l’être humain : de l’intérieur vers l’extérieur.

Le cinéma de Jane Campion est aussi un cinéma du secret et du non-dit. Il s’est entre autres accompagné d’une prédilection pour les figures littéraires : John Keats, Henry James, ou encore Janet Frame, écrivaine néo-zélandaise dont le parcours en instituts psychiatriques et les abus physiques qu’elle y a subis tiennent du conte cruel, mais ont été relatés sans atermoiements et avec un doigté hors du commun par la réalisatrice dans An Angel at my Table (1990). À cet aréopage s’ajoute aujourd’hui le nom de Thomas Savage (1915-2003), romancier de l’Ouest américain qui a connu tardivement le succès avec un certain The Power of the Dog (1967), traduit en français sous le titre Le pouvoir du chien (Belfond, 2002) près de quarante ans après sa parution, et au sujet duquel Gérard Depardieu aurait affirmé qu’il s’agit de l’un de ses livres préférés (dixit Roger Frappier, l’un des producteurs du film de Campion).

Bande annonce de The Power of the Dog

En adaptant Savage et son lent duel qui tient plus de la psychologie que du revolver, Campion reprend en quelque sorte l’idée du cowboy et de son lasso pour en faire un écheveau qui tout en nous rattachant à un récit, nous retient et nous étrangle simultanément − un motif résumé par la célèbre formule du romancier William Faulkner : « Le passé ne meurt jamais. Il n’est même pas passé. »

Quoi de mieux alors qu’une histoire sous le signe du Psaume 22 pour illustrer le tout : « Deliver my soul from the sword; my darling from the power of the dog. Save me from the lion’s mouth: for thou hast heard me from the horns of the unicorns. » [Protège mon âme contre le glaive, ma vie contre le pouvoir des chiens ! Sauve-moi de la gueule du lion, délivre-moi des cornes du buffle !] Nouveauté remarquable, cependant : la réalisatrice connue pour ses furieux personnages féminins s’intéresse cette fois à la figure du mâle alpha comme repère contre le monde extérieur. Mesdames et messieurs, voici David et Goliath en Levi’s et Stetson.

Premier long métrage de la cinéaste depuis Bright Star (2009), écrit à l’issue de la dernière saison de Top of the Lake (2017), puis réalisé péniblement en pleine pandémie (« deux enfants ont eu le temps de naître durant le tournage », affirmait-elle en conférence de presse plus tôt cette année), The Power of the Dog raconte l’histoire des frères Phil et George Burbank (Benedict Cumberbatch et Jesse Plemons), ranchers dans le Montana des années 1920. Un lieu recréé ici de toute pièce en pleine Nouvelle-Zélande pour ce western où le thème de la « ville trop petite pour nous deux » est rejoué lorsque l’amour frappe à la porte et que George répond, au grand dam de son frère aîné. On bascule à cet instant dans le fantasme devenu trop petit pour une seule tête : celle de Phil, homme fort du ranch, personnage paradoxalement brillant, articulé et viril qui résumera la situation en expliquant qu’après avoir castré 1500 bœufs, on s’entaille parfois le pouce en tentant de castrer le dernier d’entre eux. Le fabuliste Ésope n’aurait pas mieux dit.

La veuve Rose Gordon (Kirsten Dunst) et son fils Peter (Kodi Smit-McPhee, que l’on croirait sorti d’une toile d’Egon Schiele) s’immiscent alors dans la vie de ces deux hommes que tout oppose : Phil est nostalgique de l’Ouest des expéditions de Lewis et Clark (« They were real men in those days » [« Les hommes étaient des vrais hommes à cette époque »]) et de l’héritage de son énigmatique mentor Bronco Henry, décédé 25 ans plus tôt ; George est raffiné, propre, bienséant et heureux de prendre épouse.

Dans la vaste étendue de ce Montana aussi sauvage que fictif, la question centrale (et ô combien polysémique) du film surgit au détour d’un moment introspectif : « Has anyone else seen what you see, Phil? » [« Quelqu’un d’autre a-t-il déjà vu ce que tu vois, Phil? »] L’apparente rigidité du récit (tout comme celle des caractéristiques initiales des personnages ou encore de leur identité de genre) évoluera au fil des minutes. Entre Phil le tyran, George le tendre, Rose la tourmentée et Peter l’introverti, se déploie un jeu de chaise musicale : non seulement les quatre protagonistes deviennent à tour de rôle le centre de la narration, mais leur nature initiale sera perturbée, nous forçant à rompre avec nos a priori au sujet de la proposition de Campion.

À l’image des réalisatrices Kelly Reichardt (First Cow, 2020) et Chloe Zhao (The Rider, 2017) qui ont récemment offert des westerns défiant les conventions du genre, Jane Campion s’inscrit dans le sillon de ces brillantes relectures et fait accessoirement écho à celles qui sont passées par là avant elle − pensons simplement aux scénarios de Lillian Hellman (The Chase, 1966 ; The Westerner, 1940) ou encore aux épisodes de la série Have Gun − Will Travel (1957-1963) réalisés par Ida Lupino. La musique signée Jonny Greenwood (guitariste de Radiohead qui a collaboré avec Paul Thomas Anderson et Lynne Ramsay) complète l’adaptation de ce grand roman que Campion elle-même résumait en conférence de presse montréalaise par la formule suivante : « Whoever wrote this knew the world. » [« Quiconque a écrit ce livre connaissait le monde. »]

The Power of the Dog de Jane Campion prend l’affiche au centre d’art et essai de la Cinémathèque québécoise le 22 novembre.

1 Michel Ciment, Jane Campion par Jane Campion, Paris, Cahiers du cinéma, 2014, p. 8.