Skip to contentSkip to navigation

ProgramYasuzō Masumura et ses anges redoutables

Apolline Caron-Ottavi
October 11th, 2024
Yasuzō Masumura et ses anges redoutables

2024 marque le centenaire de Yasuzō Masumura. Tour d'horizon de son parcours et de notre cycle.

Né en 1924, Yasuzō Masumura appartient à la génération d’après-guerre qui vient après les grands maîtres. Il va être l’un des précurseurs de ce qu’on a nommé la «Nouvelle Vague japonaise», amorcée dans les années 1950, et va parvenir à forger un style très personnel tout en demeurant au sein du studio Daiei, où il tourne frénétiquement, adaptant souvent de grands auteurs (tel Jun'ichirō Tanizaki). Formé au Japon (où il débute comme assistant de Kenji Mizoguchi et de Kon Ichikawa), mais également en Europe (où il passe par les rangs du fameux Centro Sperimentale de Rome), Masumura incarne l’esprit contestataire qui émerge à l’aube des années 1960, en signant des films aux accents sulfureux, dénonçant aussi bien les travers du monde moderne que les principes étouffants de la société traditionnelle.

L’un de ses premiers films, Giant and Toys, souffle dès 1958 un vent de nouveauté et anticipe la liberté créatrice du cinéma des années 1960. À travers le parcours de Nishi, jeune fille des quartiers pauvres recrutée par un publicitaire ambitieux comme égérie d’une marque de caramels mous, Masumura dresse une satire savoureuse du capitalisme effréné, adoptant une esthétique pop qui se réapproprie les couleurs acidulées des réclames et l’euphorie hystérique de ce nouveau monde superficiel. Mais le ton débridé du film se fait de plus en plus grinçant au fur et à mesure que le publicitaire se tue à la tâche dans un univers obsédé par la performance et l’argent, tandis que l’ingénue se transforme en femme d'affaires fatale, reprenant à son compte le cynisme du monde dans lequel on l’a violemment jetée. Par sa trajectoire, d’une situation d’abus à une émancipation au goût amer, Nishi (interprétée avec brio par Hiroshi Kawaguchi) annonce les héroïnes à venir de Masumura.

Dans les films du cinéaste, tout gravite en effet bien souvent autour des personnages féminins, dans une dynamique ambivalente qui combine leur statut d’objets de convoitise (des hommes aussi bien que du cinéma d’exploitation qui fait alors l’or des studios) à leur puissance individuelle et narrative. Désirées plus que tout par les hommes, elles peuvent les réduire au néant en un clin d’œil; l’exemple le plus flagrant de cette dynamique étant le fonctionnaire de Love for an Idiot, qui pense « façonner » une poupée selon ses désirs mais finit par se soumettre entièrement à elle, jusqu’à se complaire dans une servitude humiliante même après qu’elle lui ait tourné le dos. Les femmes chez Masumura finissent ainsi toujours par réorienter le cours du film pour reprendre en main leur destin. Quand bien même elles sont malmenées, exploitées, manipulées, voire violées, leur parcours les amène à prendre conscience de leur pouvoir, à s’affranchir de leur passivité et à revendiquer leur liberté.

C’est le cas de l’infirmière de guerre du magnifique film L’Ange rouge (habité par la présence d’Ayako Wakao, muse du cinéaste pendant plusieurs années). Loin de s’enfermer dans le traumatisme des abus physiques et des visions d’horreur qu’elle subit, elle décide de faire de son corps une arme de vie au milieu de la boucherie guerrière. Il s’agit bien d’un choix, qu’elle fait lorsqu’elle comprend que peu importe les rapports de force apparents, c’est elle qui détient le pouvoir sur les hommes qui l’entourent et non l’inverse, en étant seule capable d’incarner une lueur d’espoir à leurs yeux. Et, bien qu'elle ne puisse les sauver de ce théâtre mortifère, elle leur offre, en ange de l’adversité, la possibilité de mourir en hommes, ou selon leurs propres conditions. Ainsi peut-on comprendre la déclaration de Masumura lorsqu’il dit, dans un entretien aux Cahiers du cinéma en octobre 1970, que « contrairement à l’homme, qui n’est qu’une ombre, la femme est un être qui existe réellement, c’est un être extrêmement libre – voilà l’érotisme tel que je le vois ».

À l’image de Nishi, les femmes de Masumura sont plus à même que les hommes de faire des choix résolument intimes, dans une société où l’individualisme est rabroué. Et elles sont ainsi plus susceptibles d’aller à l’encontre de carcans sociaux ou rationnels: en s’affranchissant de règles sociales qui ne sont de toutes façons pas en leur faveur, les femmes chez Masumura sont donc par nature subversives. C’est particulièrement le cas de l’héroïne d’Irezumi (Ayako Wakao encore), jeune fille de bonne famille qui tombe dans les griffes du trafic sexuel en tentant de s’enfuir avec son amant. Victime de l’hypocrisie morale de la société, elle devient quant-à-elle – en miroir de Nishi dans L’ange rouge – une figure vengeresse. Le grandiose tatouage de femme-araignée qu’on lui grave dans le dos contre son gré semble prendre vie pour la transformer en dévoreuse d’homme : elle fait dès lors corps avec cette image qu’on lui a imposée.

Irezumi est un exemple remarquable de la plasticité du cinéma de Masumura. Les plans sont autant de compositions picturales, dominées par le contraste symbolique entre le noir (des intérieurs interlopes et des extérieurs nocturnes), le blanc (de la neige et de la peau immaculée, objet de fétichisme) et le rouge (des atours de la prostitution et du sang), et amputées de grandes zones d’ombre qui divisent le cadre, dévorent les espaces et assombrissent les destins. Masumura a la particularité d’avoir développé un véritable style d’auteur (audacieux mais sobre, aux antipodes de l’exubérance de certains de ses contemporains comme Seijun Suzuki), tout en menant toute sa carrière au sein du studio de la Daiei (contrairement à des cinéastes comme Nagisa Oshima, qui ont souhaité s’affranchir du système). Son œuvre a donc tiré profit des moyens de la production en studio, avec notamment l’apport des plus grands directeurs photo comme, dans le cas d’Irezumi, Kazuo Miyagawa, collaborateur récurrent de Kurosawa et Mizoguchi.

Blind Beast (Mōjū) enfin, l’un des films les plus marquants du cinéaste, est aussi celui qui s’extrait le plus ouvertement du monde extérieur, et peut-être le plus radical. En scrutant les rapports de pouvoir entre deux individus se livrant à une sexualité trouble, cette adaptation d’Edogawa Ranpo continue d’interroger, en creux cette fois, la véritable perte de repères moraux qui est celle d’une société régie par les transactions. Huis clos sadomasochiste infernal entre un sculpteur aveugle obsédé par le toucher et la jeune mannequin qu’il a kidnappée, Mōjū porte à leur paroxysme les obsessions de Masumura tout comme son style de mise en scène, habile mélange de retenue formelle et de démence visuelle. Le décor, composé de sculptures monumentales des différentes parties du corps féminin, confère à l’ensemble un onirisme halluciné qui rappelle à quel point l’approche de Masumura est à prendre comme une pure démonstration de ce que peut le cinéma. C’est-à-dire un espace-temps où tous les fantasmes et tous les extrêmes sont permis; où l’ambiguïté, l’ambivalence et la complexité sont la norme; où cinéma de maître et de studio, cinéma d’auteur et de genre fusionnent; où la transgression est saine dans sa façon de mettre à nu l’humanité; où, enfin, l’existence et l’expression prennent leur forme la plus absolue.


Pour approfondir à la Médiathèque

Ichiro Aoi, Yoshio Shirai, Koichi Yamada - Entretien avec Masumura Yasuzo → Cahiers du cinéma n°224, octobre 1970
Sato, Tadao - Currents in Japanese cinema: essays,1982, 288p.
Tessier, Max - Le cinéma japonais au présent, 1959-1984,1984, 219p.
Gombeaud, Adrien - Dictionnaire du cinéma asiatique, 2008, 636p.
Delorme, Stéphane - Cinq femmes autour de Masumura → Cahiers du cinéma n°550, octobre 2000
Niogret, Hubert - Yasuzo Masumura : réalismes et illusions → Positif n°563, janvier 2008