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Quelque chose comme un code Morse silencieux

Ralph Elawani
15 juillet 2022
Quelque chose comme un code Morse silencieux

Entretien avec le réalisateur Sylvain L’Espérance autour de l’installation Animal macula.

Fruit de deux années de travail et du visionnement de plus de 500 œuvres, l’installation Animal macula, présentée gratuitement à la Cinémathèque québécoise du 9 juin au 14 août 2022, est un miroir de notre cohabitation trouble avec le règne animal. Composée de fragments de 180 films qui traversent 125 ans d’histoire du cinéma, cette œuvre  initialement présentée comme un long-métrage  donne à voir la manière dont l’histoire du septième art porte en elle, comme un inconscient souterrain, les traces d’une disparition, les révélations d’une violence sourde. Pour Sylvain L’Espérance et pour sa collaboratrice Marie-Claude Loiselle, là où nous détournons le regard, le cinéma rend visible souvent sans le vouloir cette violence qui autrement demeurerait occultée. Ce que le cinéma nous dit tient peut-être en ces trois mots : « Je veux voir ».

Le vernissage de cette installation s’est déroulé dans le cadre du Symposium cinéma expérimental : Créer / performer / conserver. Sylvain, il s’agit de votre œuvre récente la plus proche du cinéma expérimental. Lors d’un entretien pour le balado de 24 images, vous avez confié avoir une dette envers ce cinéma. Expliquez-nous cette idée

J’ai fait des études en arts visuels à l’UQAM, où j’utilisais l’équipement vidéo mis à notre disposition pour y faire toutes sortes d’essais. Je cherchais à détériorer les images en espérant retrouver par cette dégradation quelque chose comme leur essence. Le temps que je consacrais à ces recherches a ouvert un chemin vers le cinéma. Sans le savoir, je suivais les traces de nombreux cinéastes expérimentaux.

Puis, j’ai intégré le programme Studio de l’université Concordia et, grâce à des enseignants comme Mario Falsetto, j’ai découvert toute la richesse du cinéma expérimental en même temps que les œuvres les plus exploratoires du cinéma documentaire. Les films de David Rimmer, James Benning, Stan Brackhage, Maya Deren, Hollis Frampton, Paul Sharits, Michel Snow, Joyce Weiland, Kenneth Anger, et tant d’autres y étaient discutés avec attention. Leur travail sur l’itération, le collage, la détérioration, le found footage, la durée, la fragmentation et le temps ont forgé mon regard. Dans chacun des films documentaires que j’ai réalisés par la suite, j’ai cherché à conserver un lien avec cet héritage

Votre film est une œuvre « anti-commerciale » qui traite d’un sujet « ultra commercial ». Que penser de ce paradoxe?

Le travail de Sontag a contribué à mettre fin à l’innocence avec laquelle était perçue la photographie, et particulièrement les photographies d’actualités. Tout est construction et mise en scène, nous dit-elle, et il s’agit de comprendre les motivations qui se cachent derrière ces images. Devant les images de guerre par exemple, le fait que « cela a eu lieu » distille un sentiment d’impuissance ou de fatalité. Nous sommes témoins d’événements sur lesquels nous n’avons plus aucune prise.

Les images d’Animal macula relèvent d’un autre registre. La majorité d’entre elles proviennent de films de fiction. Le travail de montage que nous avons fait partant de ces fictions détourne les fragments du récit dans lequel ils étaient imbriqués pour mettre en lumière la présence des bêtes.

Comment nous rendre sensibles à ce qui est vécu par les bêtes, à ce qui leur est infligé, sans montrer la violence qu’elles subissent?

Lorsque le supplice devient spectacle, nous nous trouvons mis à distance, sans lien ni rapport avec ce qui nous est présenté. C’est ce qui accentue un sentiment d’impuissance. Avec Animal macula, il s’agissait au contraire de réduire cette distance, de nous donner accès autant à une sensation de présence vive, intense, qu’à la douleur et la détresse des bêtes, et c’est pourquoi certaines séquences pourtant connues deviennent insupportables. Tout à coup face à face avec elles, on ressent qu’eux c’est nous. Chacun de leurs regards, chacune de leurs présences, chaque image nous est tendue comme un miroir. Leur silence ne nous offre aucune échappée possible.

Dans les différents mouvements du film, la violence inouïe qui s’abat sur les animaux côtoie des manifestations d’une véritable fraternité. L’être humain est capable des deux, presque dans le même geste. Ce qui se dégage du film n’est donc pas tant que « cela a eu lieu » et que nous n’y pouvons rien qu’une question adressée au spectateur : Est-ce bien cela que nous faisons aux bêtes, que nous avons fait avec elles?

J’ai essayé de m’approcher du regard des animaux sans faire de hiérarchie entre les films quant à leur notoriété ou leur circulation commerciale. Animal macula est composé d’images d’archives, de films de guerre, de grands classiques, de films populaires, de films expérimentaux et de réalisations moins connues. Ces images ont en commun qu’elles habitent à différents degrés notre inconscient collectif.

Mais contrairement aux films commerciaux, Animal macula met à jour une dimension trouble de notre relation avec ces êtres privés de parole. La violence frontale y devient insoutenable pour de nombreux spectateurs alors que, lorsque les mêmes scènes étaient enchâssées dans l’action ou les intrigues d’un film populaire, elle paraissait acceptable, voire négligeable. Cette violence était là, bien présente sous nos yeux, mais notre attention se portait ailleurs.

Autre paradoxe : vous traitez des œuvres canoniques comme du found footage. Un peu comme si une potentialité particulière reposait dans leur mise en commun. Racontez-nous la genèse de ce cheminement.

Je pensais d’abord travailler à partir d’archives méconnues, mais il m’est vite apparu qu‘une sélection d’images tirées de l’histoire du cinéma offrait la possibilité de toucher à une dimension mémorielle plus vaste et souvent enfouie dans ceux-ci. Une grande part de la présence animale dans cette histoire a été oubliée. On se souvient du récit d’un film, de scènes marquantes, des personnages... mais qui se rappelle de la grenouille dans Week-end de Godard ? De l’insecte au creux d’une main dans Simon du désert de Buñuel ? Du renard agonisant dans De la nuée à la résistance de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet ? C’est à partir de tous ces « plans cachés » que le montage s’est élaboré.

Le spectateur attentif peut d’abord se laisser tenter par un jeu de citations, mais il va rapidement porter attention aux regards et à la présence des bêtes et aux multiples liens qui se tissent entre les plans. À mesure qu’on s’approche des bêtes, on oublie le récit du film pour mieux deviner le message silencieux qu’elles nous adressent. Si l’on pouvait montrer ces images aux animaux, ils nous raconteraient une tout autre histoire que celle qu’on voit.

Dans son ouvrage Devant la douleur des autres, Susan Sontag écrit : « l’horrible nous convie à la posture du spectateur ou du lâche, incapable de regarder. [...] Le supplice, thème canonique en art, est souvent représenté comme un spectacle [...] avec ce sous-entendu : non, rien ne peut empêcher cela [...]. » J’ai pensé à cette phrase en revoyant Animal macula. Avez-vous eu le sentiment d’occuper ces deux positions ?

Le travail de Sontag a contribué à mettre fin à l’innocence avec laquelle était perçue la photographie, et particulièrement les photographies d’actualités. Tout est construction et mise en scène, nous dit-elle, et il s’agit de comprendre les motivations qui se cachent derrière ces images. Devant les images de guerre par exemple, le fait que « cela a eu lieu » distille un sentiment d’impuissance ou de fatalité. Nous sommes témoins d’événements sur lesquels nous n’avons plus aucune prise.

Les images d’Animal macula relèvent d’un autre registre. La majorité d’entre elles proviennent de films de fiction. Le travail de montage que nous avons fait partant de ces fictions détourne les fragments du récit dans lequel ils étaient imbriqués pour mettre en lumière la présence des bêtes.

Comment nous rendre sensibles à ce qui est vécu par les bêtes, à ce qui leur est infligé, sans montrer la violence qu’elles subissent?

Lorsque le supplice devient spectacle, nous nous trouvons mis à distance, sans lien ni rapport avec ce qui nous est présenté. C’est ce qui accentue un sentiment d’impuissance. Avec Animal macula, il s’agissait au contraire de réduire cette distance, de nous donner accès autant à une sensation de présence vive, intense, qu’à la douleur et la détresse des bêtes, et c’est pourquoi certaines séquences pourtant connues deviennent insupportables. Tout à coup face à face avec elles, on ressent qu’eux c’est nous. Chacun de leurs regards, chacune de leurs présences, chaque image nous est tendue comme un miroir. Leur silence ne nous offre aucune échappée possible.

Dans les différents mouvements du film, la violence inouïe qui s’abat sur les animaux côtoie des manifestations d’une véritable fraternité. L’être humain est capable des deux, presque dans le même geste. Ce qui se dégage du film n’est donc pas tant que « cela a eu lieu » et que nous n’y pouvons rien qu’une question adressée au spectateur : Est-ce bien cela que nous faisons aux bêtes, que nous avons fait avec elles?

Votre film est un témoignage de « sans voix ». Or, le travail sonore y occupe un pan majeur, spécialement dans la version installative (peut-être en raison de la nature très intime de l’expérience). Que vouliez-vous mettre de l’avant et/ou éviter?

Le montage, autant des images que du son, s’est construit de manière très intuitive, à partir des sens. La bande sonore même des films a constitué mon matériau de base. Mais une fois que chaque scène a été dégagée de son récit, des dialogues et des voix hors champ, il ne restait que quelques fragments sonores épars pouvant être utilisés. Je suis parti de ces éléments dont j’ai prolongé la durée pour voir s’ils pouvaient accompagner le montage image des séquences que je construisais. La piste sonore du Miroir de Tarkovski accompagne par exemple des images de Hatari ! de Howard Hawks et The Four Feathers de Zoltan Korda. Sacrilèges et profanations sont au cœur du geste amoureux qu’est pour moi Animal macula.

Et là où la musique des films était brouillée par les dialogues, j’ai retrouvé l’interprétation originale que j’ai cherché encore une fois à prolonger sur les images suivantes de la séquence. Ainsi l’adagio du « Concerto n°4 » de Händel qui accompagne le fragment de L’année des 13 lunes de Fassbinder se poursuit sur les plans d’abattoir qui suivent, passant de La grève de Eisenstein à Touki Bouki de Mambety.

Animal macula fait dialoguer plusieurs couches d’images, parfois par des superpositions, mais aussi en imaginant que les images arrivent à la surface de nos consciences pour disparaître et retrouver leur place dans le film auquel elles appartiennent. En faisant se rencontrer différentes bandes-son empruntées aux films avec une vingtaine d’autres musiques de sources diverses, j’ai cherché à créer un jeu de superpositions, d’oppositions et de réitérations semblable à celui produit avec les images.

Dans la version installative, Bruno Bélanger et moi avons voulu que l’espace sonore devienne comme une chambre réverbérante faisant écho à la proximité de l’écran où les animaux nous apparaissent à portée de main. C’est un changement de perspective radical par rapport à l’expérience qu’offre la projection du film en salle. L’installation interpelle chaque spectateur individuellement.

La mondialisation et ses effets vous ont mené à parcourir le monde, à le marcher et à le filmer, de l’Afrique à la Grèce. Cette fois-ci, comment vous y êtes-vous pris pour trouver ces images, pour leur donner ce rythme d’une marche vers le versant sombre de notre histoire commune ?

Le film est né de cette idée simple : le cinéma a, depuis ses débuts et jusqu’à tout récemment, filmé des animaux sans prendre la mesure de leur extinction. Chaque animal filmé est un animal qui disparaît. Les images du cinéma portent ainsi en elles une forme d’inconscient.

Pendant que je terminais le montage du Chant d’Empédocle, Marie-Claude Loiselle, qui m’a accompagné dans la recherche et tout au long du montage, a visionné plus de 300 films qui ont constitué le matériau à partir duquel différents agencements ont pu être explorés. Elle m’a d’abord proposé quelques séquences possibles à l’aide d’une suite d’images fixes, ce qui a permis de dégager des motifs à explorer, comme la fuite, le joug, l’emprisonnement, la chasse, la révolte, les rassemblements, le regard, eux et nous, etc.

Ces pistes m’ont guidé tout au long du premier assemblage en mettant à distance tout jugement moral sur les images. À partir de ces mouvements, le montage a peu à peu pris forme. Et aux 300 films initiaux s’en sont ajoutés plus de 200 autres à la lumière des allers-retours constants entre visionnement, assemblage, montage, déplacement et ajout de plans, suppression de passages, travail sonore, colorisation, superpositions, mise en négatif, solarisation, etc. Deux années de gestes quotidiens, comparables à ceux de l’écriture ou de la peinture. Dans ce sens, on peut dire d’Animal macula qu’il est le fruit d’un travail d’atelier.

Dans Le chant d’Empédocle (2019), coréalisé avec Marie-Claude, je me suis approché de la pensée de ce philosophe de l’Antiquité qui, le premier en Occident, a représenté la composition du monde à partir des quatre éléments : l’eau, la terre, le feu et l’air. Empédocle défendait le principe d’égalité des vivants sur une Terre où les humains ne dominaient pas les animaux. Il croyait aussi à la métempsycose, cette idée que l’âme voyage à travers des corps différents. L’âme d’un homme qui meurt peut très bien migrer vers le corps d’un cheval, d’une mésange ou d’un cyprès.

C’est accompagné par cette pensée — plus qu’une pensée, une perception de ce dont nous faisons partie — que j’ai monté Animal macula. J’ai imaginé que l’âme de chaque animal qui meurt dans un plan pouvait migrer vers le plan suivant et se réincarner dans un autre être. J’ai aussi pensé que pour chaque animal tué il fallait qu’une forme de deuil soit accomplie par les plans suivants, tout en sachant que ce mouvement de fraternité allait être mis à mal par de nouvelles morts. De nombreux passages échappent pourtant à cette malédiction. En faisant place à la pure poésie des êtres et des éléments, ils laissent imaginer un monde apaisé où différents modes de rapprochement pourraient voir le jour.

Votre film Combat au bout de la nuit (2016) était très long (presque 5 heures). Ici, c’est le contraire. On parle d’un peu plus d’une heure. Dans un cas, vous aviez quelques mois, dans l’autre, toute l’histoire du cinéma. Expliquez-nous la contrainte.

Combat au bout de la nuit a été tourné sur deux ans dans un pays où la rupture entre la voracité capitaliste et l’aspiration à une justice sociale est apparue avec la plus grande clarté. Dans sa lutte contre les institutions financières, la Grèce s’est fait dépouiller de toutes ses ressources: les ports les plus achalandés d’Europe ont été privatisés, de même que les aéroports, les chemins de fer, les routes, l’eau, les mines, la loterie, les plages, tout ce qui était rentable a été vendu au privé pour une bouchée de pain. Au même moment, un million de réfugiés arrivaient sur les côtes grecques dans un dénuement qui n’était pas sans rappeler le déplacement des exilés de la Deuxième Guerre mondiale.

Il fallait du temps (celui du film même) pour arriver à embrasser ce qui se jouait là, sur un territoire où se sont cristallisés tous les maux qui affectaient, et affectent toujours, l’ensemble des pays méditerranéens, mais aussi de façon toujours plus aiguë l’Europe et l’Occident. La Grèce en tant que laboratoire d’une « gestion » des vies humaines et d’une « austérité », qui n’est rien d’autre qu’un mode prédation à vaste échelle.

Le film s’est construit dans le présent des rencontres, par les nombreux témoignages recueillis presque tous dans des langues qui me sont étrangères : grec, farsi, arabe, kurde, etc. Il fallait donc aussi concrètement du temps pour approcher les communautés, pour gagner leur confiance et permettre leur prise de parole.

Pour ce qui est de la durée d’Animal macula, je souhaitais dès le départ que ce soit un court long-métrage. Ses 81 minutes parviennent à faire cohabiter des fragments de 180 films. Il n’est qu’une des possibles variations sur le même thème qui, celui-là, traduit ma sensibilité propre et l’approche qui s’est imposée à moi à mesure que le montage se précisait. Les plans qui s’y trouvent sont la partie émergée d’un continent infiniment plus vaste demeuré de façon latente sous sa surface : tous ces plans présents à l’état spectral et sollicitant la mémoire des spectateurs de façon différente. Aucune durée ne pouvait rendre compte de l’ampleur de la question envisagée. Et je pense ici à ce passage du Livre d’image de Godard : « Il me faut un jour pour faire l’histoire d’une seconde. Il me faut une vie pour faire l’histoire d’une heure. Il me faut une éternité pour l’histoire d’un jour. » Alors combien de temps faudrait-il pour témoigner de la présence animale dans plus d’un siècle d’images en mouvement? Combien de films?

La sociologue Jocelyne Porcher, directrice de recherche à l’Institut national de la recherche agronomique (INRA), croit qu’une partie de l’activisme « animaliste » effectue le travail d’avant-vente du marché de la viande in vitro et de la spéculation qui l’accompagne. Elle affirme que « les individus qui parlent de “libération animale” disent cela des vaches, mais pas de leur chien [et que] l’élevage [et non la production industrielle], au contraire, avec les animaux de ferme, repose sur un rapport de pacification. » Devons-nous sortir du paradigme capitaliste et de la spéculation avant de changer de diète?

Dans son essai En regardant le sang des bêtes (sur le film de Georges Franju), l’écrivaine et réalisatrice Muriel Pic note: « Devant la caméra de Franju les animaux me regardent, ils me regardent avec cette insistance muette, sans concept, qui me fait penser, parler, réfléchir à mon humanité. »

C’est de leurs regards que nous nous sommes éloignés en mettant la mort à distance dans les abattoirs, loin des villes, mais aussi loin de notre humanité en refusant de voir la mort de ceux qui nous permettent de continuer à vivre.

L’enquête que la philosophe et psychologue Vinciane Despret a menée, accompagnée de Jocelyne Porcher, auprès des éleveurs français (dans Être bête, 2007), met à jour la relation intime que ceux-ci entretiennent avec leurs animaux. Les interrogeant notamment sur la distinction entre l’humain et l’animal, les deux chercheuses découvrent que les éleveurs se laissent enseigner des savoirs par leurs bêtes, que « l’animal nous comprend mieux que nous comprenons les animaux ». Il est clair qu’une humanité sans ce rapport de proximité avec les animaux serait une humanité appauvrie — ce qui est déjà le cas. Dès lors que ce rapport devient plus sensible et concret, la conception de l’animal en tant que produit de consommation devient insoutenable.

La philosophe Val Plumwood, quant à elle, montre « que notre conception de l’identité place les humains en dehors et au-dessus de la chaîne alimentaire, non pas comme convives au festin dans une chaîne de réciprocité, mais comme manipulateurs extérieurs et maîtres de cette chaîne ». Nous pouvons manger les animaux, mais eux ne peuvent nous manger. L’idée seulement nous révulse. Plumwood nous invite ainsi à cohabiter avec les grands carnivores. « Les grands prédateurs testent notre capacité à accepter notre identité écologique, dit-elle. Quand ils sont autorisés à vivre en liberté, ces créatures sont le signe de notre aptitude à coexister avec les Autres de la Terre et à nous représenter en termes réciproques et écologiques comme membres de la communauté biotique. »Walter Benjamin parlait de « vaincre le capitalisme par la marche à pied ». On pourrait ajouter: « vaincre la capitalisme par la coexistence avec les autres vivants ».

On éclate forcément la structure du film en le transformant en installation, puisque les spectateurs et spectatrices arrivent de partout, à tout moment. Comment cela transforme-t-il l’expérience ? Avez-vous eu l’impression de perdre le contrôle du montage et de ses gestes ?

Le fait de puiser dans l’histoire du cinéma pour réaliser ce film m’a obligé, pour me sentir libre de travailler avec les images, de les faire miennes, d’abord en les arrachant à leur construction d’origine, puis en les manipulant, les transformant. Ce qui nécessairement a aussi transformé ma position à leur égard. Je ne suis pas l’auteur de ces images et les séquences que j’utilise n’ont pas besoin de moi pour exister. Le jeu de réemploi favorise d’emblée les aléas du montage en invitant à demeurer disponible à tous les hasards, aux découvertes et retournements qui peuvent se présenter en cours de route.

Animal macula est le fruit de deux années de travail, mais aurait pu être de beaucoup plus longue haleine. Le film se termine avec cette note : Travaux en cours. C’est que pour moi rien n’est arrêté, le film est ouvert et pourrait se poursuivre avec de nouveaux extraits ou de nouveaux montages.

L’installation est une manière de voir autrement le film, de briser le récit qui s’est construit au fil de ces deux années. Une manière de faire violence à la violence de la représentation, si l’on veut, en déconstruisant les récits qu’elles servaient.

Si après la présentation à la Cinémathèque québécoise on m’invitait à exposer l’installation ailleurs, je proposerais une version sur quatre écrans. Comme le film comporte huit mouvements de différentes longueurs, un décalage s’installerait entre les différentes projections de sorte que chaque spectateur ne verrait jamais la même combinaison d’images. Il faudrait alors retravailler le montage sonore sans rejeter cependant l’idée de superposition des pistes sonores.

La scène finale, avec ses images fantomatiques de films animaliers, va dans ce sens. J’ai superposé jusqu’à douze couches de films de provenances diverses. En découvrant le résultat, j’ai sélectionné les passages où quelque chose se révélait, puis recommencé le processus maintes et maintes fois jusqu’à parvenir à construire la séquence telle qu’elle se présente aujourd’hui. À cet égard, la perte de contrôle ou la dimension aléatoire du montage fait partie de l’ADN de ce projet. L’installation permet d’en faire l’expérience encore plus clairement.

Parlez-nous de votre collaboration avec la Cinémathèque québécoise dans le cadre de la création de cette œuvre, à la fois de son itération filmique et sa version installative.

Dès la naissance de ce projet, j’ai imaginé que sa place était à la Cinémathèque, sous forme d’installation. Pour y avoir vu des expositions travaillant à partir de réemploi d’images, je savais qu’Animal macula pouvait y trouver un lieu d’accueil idéal. J’ai contacté Guillaume Lafleur, directeur de la programmation, qui m’a rapidement écrit une lettre d’appui. Nous avons par la suite établi un plan afin de mettre l’équipe responsable de la collection dans le coup. La pandémie est malheureusement venue mettre un frein à tout échange plus soutenu qui aurait permis de visionner certains films de leur catalogue. J’ai dû trouver une autre manière d’accéder aux films en cherchant dans les collections DVD des bibliothèques et des boutiques de seconde main, ainsi qu’à travers une foule de sites web. J’ai tenu Guillaume et Marcel Jean [directeur général] informés de l’avancement des travaux, je leur ai présenté un premier montage, et leurs regards incisifs ont créé un choc profitable.

Sous la supervision éclairée de Doriane Biot, responsable des expositions, le mur-écran a été construit. Bruno Bélanger, de chez PRIM, a pris en charge la configuration sonore de l’installation avec l’aide d’Anhtu Vu, le chef des services techniques, qui a mis en place les éléments de la projection.

La présentation dans la salle Norman-McLaren sous forme installative demeure à mes yeux la meilleure façon de découvrir le film.

Jean-Luc Godard disait : « Depuis l’invention de la photographie, l’impérialisme a fait des films pour empêcher ceux qu’il opprimait d’en faire. » Votre démarche tient-elle d’un effort de renversement de cet esprit?

S’il y a un héritage du cinéma direct québécois que j’ai voulu m’approprier, c’est bien celui-là. On ne fait pas des films sur les gens, on les fait avec eux. Ils participent activement à la mise en scène de leur présence. Lorsque Pierre Perrault et Michel Brault tournent Pour la suite du monde, la reprise de la pêche aux bélugas qu’ils imaginent est débattue au sein même du film entre les habitants de L’Isle-aux-Coudres. La trilogie complète se trouve être un grand projet collectif réunissant les artisans du film et les habitants de l’île.

De manière plus fragmentaire, plus révolutionnaire, Gilles Groulx espère ce renversement, et son cinéma ne donne pas tant la parole à ceux qu’ils filment qu’il leur donne la possibilité de s’emparer du film même, de sa direction. Improvisés, sans scénario, libérés des contraintes de l’industrie et du contrôle de l’État, les films de Groulx se sont constamment confrontés au pouvoir des institutions.

J’ai pensé mes films de façon à ce qu’ils soient le lieu d’une parole libre, en cherchant à faire en sorte que ceux que je filmais participent aux choix quant à la présence qu’ils auraient à l’écran. Chaque film a inventé une manière de le faire, chacune des personnes filmées avait conscience de sa liberté à l’intérieur de l’espace de la réalisation.

Devant les animaux, nous dit Derrida, nous sommes face à un problème de traduction. Que veulent-ils vraiment ? Voudraient-ils faire du cinéma ? Seraient-ils rebutés par cet art qui les a si mal représentés ? Ou, au contraire, peut-être qu’ils s’empareraient de cet art pour ouvrir le vaste champ des langages, des images et de la perception.

Imaginer les premiers films réalisés par des animaux... Voir le monde à travers les yeux d’un cheval, saisir ce qu’il perçoit des rafales du vent, de la chorégraphie des étoiles et de la lune, du mouvement du soleil... Découvrir la perspective d’une luciole et comprendre le message secret de ses pulsions lumineuses... Réaliser qu’aux yeux des animaux, c’est nous qui sommes pauvres en monde, comme le pensait Heidegger…

Cette nuit, une luciole, justement, est s’est invitée dans notre chambre. En ouvrant les yeux, Marie-Claude et moi avons vu que la chambre était éclairée par cette énigmatique présence. Voulait-elle se glisser avec nous dans ce que Jean-Luc Nancy nomme l’égalité d’un même sommeil? Ou essayait-elle à nous dire quelque chose dans son code morse silencieux? Impossible de le savoir. Pourtant, il m’a semblé qu’elle  spécimen d’une espèce survivante  me faisait le récit d’un renversement des choses, d’un soulèvement à venir des animaux dont on ne savait rien encore. Puis sa pensée m’est devenue accessible. Elle cherchait des alliés auprès des humains. Je lui ai assuré qu’elle pouvait compter sur nous, qu’elle n’avait qu’à nous faire signe. « Les signes ne viendront pas nécessairement de moi, m’a-t-elle dit. Notre vie est courte, mais notre mémoire est infinie. Soyez attentifs. »

[Un ange passe... ou peut-être une luciole... puis l’entretien se poursuit.]

Vous affirmez que « l’apogée de la révolution industrielle coïncide avec la naissance du cinéma [et que] les deux sont intimement liées, comme si un inconscient souterrain unissait leurs destinées ». Votre démarche s’apparente en quelque sorte à l’exploration de la (psycho)géographie de Los Angeles telle qu’imaginée par Thom Andersen dans L.A. Plays Itself (2004). On pourrait voir votre film comme « L’extinction Plays Itself ». Qu’en dites-vous ?

Anderson est un fin connaisseur de sa ville, de son architecture, de ses rues, quartiers et bâtiments. L.A. Plays Itself est une sorte de journal intime prenant pour fil conducteur les films qui ont été tournés dans Los Angeles depuis la naissance du cinéma. Il nous fait découvrir la ville cachée comme un véritable palimpseste, décrivant les séquences, évoquant leur genèse, exposant les multiples incarnations de chacun des édifices, leurs transformations, leurs destructions. On découvre que la ville réelle disparaît sous ces innombrables représentations.

On peut y voir un parallèle avec ce qui arrive aux animaux : alors que la disparition des espèces s’accélère, la présence des animaux sur les écrans n’aura jamais été aussi abondante que maintenant.

Si conceptuellement ces deux films se rejoignent, c’est dans la construction labyrinthique que chacun élabore à sa façon partant de l’histoire du cinéma. Animal macula crée aussi tout un jeu de correspondances entre les films, mais il ne le fait qu’à partir de ce que les images montrent. Film sans paroles et sans commentaire, il ne s’appuie sur aucune connaissance intime des bêtes ou références autres que ce qui est visible. Devant Animal macula, le spectateur, confronté à un non-savoir, doit faire appel à sa propre mémoire du cinéma et sa propre expérience avec les bêtes.

Votre œuvre s’ouvre sur l’image d’un troupeau qu’on aperçoit à distance, initialement plutôt mal, en raison des moyens techniques, mais aussi en raison de sa vastitude. Cette image semble contenir le germe de votre film : les débuts (techniques, notamment) de deux industries et le mirage qui les accompagne. Que doit-on en comprendre?

Aucune présence humaine dans ces images. Que des animaux, juste avant la venue de l’homme. Ils fuient, habités par un pressentiment, l’imminence d’un danger. Les images pulsent comme si elles venaient vers nous d’un temps immémorial. Le cinéma au temps de la préhistoire. Les images menacées à tout moment de se dissoudre. Pourtant elles vivent et s’incrivent dans la durée. Que révèlent-elles? La multitude animale. Mais le temps se syncope. Ce ne sont plus des images du passé qu’on regarde, mais des images du futur.

La population des caribous migrateurs de l’Est, autrefois évaluée à plus de 800 000 bêtes, n’est plus que de quelques milliers. Chaque animal sauvage que le cinéma filme est un animal qui disparaît. Chacun est un survivant. La terre qu’on voit là est comme irradiée. Les animaux fuient, mais peinent à suivre une direction. Leur extinction précède la disparition des images.

Au générique, on lit « films cités ». Avec un peu de conviction, on pourrait lire « films cités à comparaître », non?

Il ne s’agit pas de comparaître, mais de faire apparaître ce qui était caché. De remettre au centre ce qui était périphérique. Les sociétés modernes ont mis les animaux à distance, assignant une place limitée à ceux qu’elles acceptent auprès des humains : les chiens, les chats, etc. L’élevage de masse et la mort industrielle se déploient dans des bâtiments retirés loin des regards.

La destruction des forêts, la pollution des mers, des cours d’eau et de l’air, par le simple fait des actions humaines inconsidérées, participent à leur disparition indépendamment d’une volonté de les éradiquer. Là où nous détournons le regard, le cinéma nous dit : « Je veux voir ». Il rend visible une violence qui autrement demeurerait souterraine. Et il le fait au grand jour.

On pourrait chercher à dénoncer les films, leur morale, celle des cinéastes, mais ce serait oublier qu’une violence se perpétue chaque jour, que, dans les chaînes de mise à mort des usines, des millions de bêtes sont abattues anonymement dans l’indifférence totale.

Chaque mort dans les films d’Animal macula est une mort qui compte. Une identification directe entre le spectateur et l’animal souffrant ou mourant s’impose au regard. Il y a une dimension sacrificielle dans ces images du cinéma qui participent à sauver la communauté des bêtes par leur manière de se placer face à la mort. Chaque film est un messager dont il faut protéger l’existence, quitte à le faire contre les gestes de violence qu’il met en scène.