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Program12 questions à Caroline Monnet

Ralph Elawani
October 8th, 2021
12 questions à Caroline Monnet

À l’occasion de la sortie sur nos écrans du film Bootlegger, premier long métrage de fiction de l’artiste multidisciplinaire Caroline Monnet, nous nous sommes entretenus avec elle. Bootlegger prend l’affiche à la Cinémathèque québécoise dès aujourd’hui.

1

Parler du territoire comme d’un personnage peut relever du lieu commun, mais c’est bel et bien le cas dans Bootlegger. On y évolue comme pris au cœur de quelque chose de plus grand que le récit. Parlez-nous des lieux de tournage et de leur mise en scène.

On a tourné à deux heures au nord d’Ottawa, dans la communauté Kitigan Zibi Anishinabeg, où ma mère est née. Cela dit, l’idée était de parler d’une communauté isolée. Il fallait montrer qu’on était perdu au milieu de nulle part et que l’accès était difficile. Pour les communautés autochtones, tout est toujours en relation avec le territoire. Il fallait donc que ça devienne partie intégrante du film. C’était un passage obligatoire, car tout y est lié, y compris des éléments négatifs comme les coupes à blanc, l’industrialisation, l’arrivée de la drogue, de l’alcool.

Bande annonce Bootlegger

2

Avez-vous été surprise de constater l’effet des prises de vues aériennes par drone et les motifs qui se dessinaient à l’écran? Certaines images rappelaient étrangement vos œuvres présentées au Musée des beaux-arts de Montréal, en 2021, à l’occasion de l’exposition Ninga Mìnèh.

Il y avait des plans, notamment des plans aériens par drones très intégrés à l’histoire. Je voulais en faire des peintures, je voulais filmer de façon impressionniste. Par exemple, au début du film, on voit une glace qui se forme et on la croirait perforée par des balles. Je voulais suggérer une image de territoire cicatrisé. Je voulais aussi filmer certaines prises plus symétriques, carrées.

3

La trame sonore signée Tanya Tagaq et Jean Martin est sublime. On y constate l’étendue du registre de la chanteuse. On est en quelque sorte embaumé par le son, étourdi par celui-ci. Comment avez-vous travaillé ensemble?

Mon coscénariste Daniel Watchorn et moi avions des images en tête, mais le véritable travail a débuté avec du son ; quel est le mood, quelle est la couleur, le ton de cette histoire ? Il faut aussi dire que Daniel est musicien − il était guitariste au sein du groupe Priestess pendant des années.

J’ai toujours trouvé que le son ajoute une couche de sens supplémentaire aux images. La musique de Tanya m’a fourni ces éléments en plus d’un lien avec tout ce qu’on peut trouver sur le territoire : les grognements, les pleurs, la rage. Tanya possède cette couleur, cette espèce d’enracinement qui est en même temps ancestral et extrêmement moderne.

Et par-dessus tout, je voulais dépasser les stéréotypes autochtones... Je veux dire, les autochtones que je connais écoutent du punk rock, du métal, etc. Ils ne passent pas tout leur temps à écouter du tambour.

4

En plus du travail de Tagaq et de Martin, on note la très belle chanson de Willie Mitchell Call of the Moose, que l’on a pu (re)découvrir sur la compilation Native North America (Light in the Attic). Étiez-vous familière avec son œuvre? Y a-t-il d’autres titres que vous aviez en tête pour la trame sonore?

J’ai grandi avec cette musique! Willie Mitchell vient de la même communauté que ma mère. Je pouvais entrer en contact avec lui assez facilement... ça s’est imposé, disons. Call of the moose me donne toujours des frissons. Il y a à la fois quelque chose de très politique et de très rassembleur dans cette chanson.

5

Le motif du double (les voitures, les chiens, les traces dans la neige) hante ce film. Pourtant, on n’y retrouve pas une dichotomie didactique ou simpliste. Y a-t-il des écueils du genre que vous avez tenté d’éviter?

Tout le côté politique est complexe. L’idée était avant tout de trouver une manière d’aborder ça de manière humaine et accessible. Le motif du double est un peu l’idée d’une véritable rencontre qui n’a jamais eu lieu entre allochtones autochtones. Dans le film, ça s’exprime notamment par la dualité entre deux femmes antagonistes. Mani (Devery Jacobs), le personnage principal, a quant à elle les pieds entre deux mondes.

En fait, les zones grises sont ce qui m’intéresse − décloisonner le tout, surtout. Le plus gros défi était de parler d’alcool tout en allant au-delà des stéréotypes. Je ne voulais pas tomber dans le misérabilisme et montrer de la violence conjugale ou du monde tout croche dans un party.

Mon focus était cette jeune femme qui découvre ce qui s’est passé à travers les mots de son grand-père (C.S. Gilbert Crazy Horse). C’était selon moi une bonne manière d’aller voir comment ça nous affecte jusqu’à aujourd’hui.

6

On voit à quelques reprises Mani faire du jogging sur la réserve. C’est un peu le côté fille de la ville qui ressort dans ces scènes, surtout lorsqu’elle croise du monde. Est-ce quelque chose auquel vous avez été confrontée?

C’est drôle, j’ai passé quatre mois en Amazonie... Et là-bas, il y avait souvent bien peu de choses à faire. J’allais à courir et je me faisais taquiner parce que je courais. Chez Mani, il y a une volonté de se garder active et d’être dans l’action. Je crois que c’est cette volonté que l’on voit à l’écran ; on constate que son rythme est différent de celui des autres, notamment au cours de ces scènes de jogging.

Excerpt Bootlegger

7

Une bande de chiens en liberté rode à travers cette œuvre comme une rumeur (ce qui rappelle la bande de fauves en liberté dans le roman Grands carnivores, de Bertrand Belin), dont on entend parler par l’entremise de la radio. Expliquez-nous un peu cette idée et son poids symbolique.

Je voulais qu’ils incarnent un mauvais présage. Une rumeur, oui. Je ne voulais pas que la radio, dans le film, parle exclusivement de problèmes d’alcool. Le recours à cette rumeur, à cette bande de chiens, me permettait de parler du problème sans parler constamment d’alcool... C’est aussi clin un d’œil au fait qu’à une certaine époque, la peau d’un loup valait plus cher que la vie d’un autochtone. Il y a également l’idée du chien mélangé au coyote... l’idée de mettre en laisse, de contrôler. La bande de chiens joue un rôle métaphorique. Quand on voit qu’ils vont être abattus, on est face à une action concrète. À ce moment, on se rend compte que le problème dépasse l’alcool, que ce mal, ce mauvais présage, est enraciné plus profondément au sein de cette communauté.

8

Danielle Dansereau et Robert Morin ont joué le rôle de conseillers à la scénarisation. Quelle aide vous ont-ils apportée?

Robert a été là au début du projet. Danielle est venue plus tard. Comme j’ai un style d’écriture, disons plus… poétique que scénaristique, Danielle m’a appris à rendre le tout plus direct. Elle m’indiquait parfois : « Ici, tu en mets trop, essaye donc cela... »

Extrait Bootlegger

9

La scène où Laura (Pascale Bussière) crie à travers une fenêtre fracassée est l’un des moments forts du film. Parlez-nous de cette image.

Peut-être est-ce mon background en arts visuels qui s’est exprimé à ce moment, mais je voulais montrer que c’était le début de la fin pour ce personnage qui s’est éloigné de son chemin. C’est en quelque sorte l’incarnation du terme anglais « shattered » que traduit cette image.

10

C’est aussi une scène où Laura hurle, mais où l’on ne voit pas exactement contre qui, ou encore ce qu’elle pourrait obtenir comme réponse à ses hurlements. On a dépassé le miroir, ou même la vitre qui sert de cadre d’observation...

C’est une scène où l’on voit s’exprimer un « trop-plein » de rage. Je voulais éviter le côté didactique, encore une fois. Ce n’est pas mon rôle de décider ce qui est bien ou mal. Ce qui m’intéressait était le débat : comment les choix et les événements polarisent une communauté. Je voulais parler d’autodétermination. Et simplement dire «oui c’est bien» ou «non c’est mal», ne relève pas de cette logique. D’ailleurs, quand on est autochtone, on se l’est fait dire toute sa vie ce qui est bien ou mal... Qui plus est, si l’on veut laisser place à une forme d’universalité du récit, l’idée du débat, du référendum, peut aussi être un clin d’œil au Québec et même à des événements internationaux. Tout le monde peut se reconnaître dans ces circonstances.

11

Parlez-nous un peu de la direction d’acteurs et d’actrices. La poétesse Joséphine Bacon dans le rôle de la grand-mère, par exemple.

C’est la première fois que je dirigeais des acteurs pour un projet de cette envergure. J’avais déjà fait une fiction avec Marie Brassard et Julien Morin [Roberta, 2014], mais la plupart de mes courts métrages sont expérimentaux ou documentaires. Pour ce qui est de l’idée des non-acteurs, je voulais absolument du monde de Kitigan Zibi. À cela, il faut ajouter que l’éventail d’acteurs autochtones francophones n’est pas énorme.

12

Dans Bootlegger, on apprend (encore une fois grâce à la radio) le mot okeshkonapitj!, qui signifie j’ai mon voyage. De quoi avez-vous votre voyage ces temps-ci?

J’ai mon voyage des décisions qui tournent en rond, des débats à n’en plus finir et du manque d’actions concrètes. Les dernières élections fédérales en sont un peu la preuve... Comme disait quelqu’un récemment : ça fait cher la chaise musicale.