ProgramJudit Elek, les fantômes et les éveillés

À partir des années 1960, Judit Elek a constitué une œuvre à la fois rigoureuse et délicate, qui s’est imposée comme l’une des plus remarquables du cinéma hongrois de son temps (aux côtés de Szabó, Jancsó ou Mészáros), et que les restaurations récentes de l’Institut national du film de Hongrie permettent de redécouvrir dans les meilleures dispositions possibles. L’approche de la cinéaste repose sur un double mouvement dont les contours vont évoluer de film en film : faire du réel le terreau premier des films, tout en le fictionnalisant pour mieux rendre compte de l’intimité des êtres. C’est ainsi qu’elle parvient à porter un regard incisif sur le quotidien dans le bloc de l’Est tout en faisant de l’humanité le cœur de ses observations, donnant à son cinéma une dimension imprévisible, touchante et nuancée. Servis par une mise en scène à la fois précise et dotée d’un certain lyrisme, ses films ne figent jamais un tableau de société, préférant faire le portrait de ses individus.

Elek fait ses premiers pas de cinéaste au studio Béla Balázs de Budapest, qui voit naître les talents d’une nouvelle génération de cinéastes hongrois. Son premier court métrage, Rencontre, met déjà en place déjà bien des aspects de son cinéma. Elle y filme la rencontre fortuite d’un homme et d’une femme dans les rues de Budapest, abordant délicatement la solitude contemporaine, les relations humaines et la place des individus dans la société, thèmes qui lui resteront chers. Elle y révèle aussi ses affinités avec le cinéma direct, tout particulièrement prégnantes dans ses premiers films mais qui continueront d’infuser dans son œuvre plus tardive. Ici, les acteurs sont non-professionnels et les échanges improvisés, les contraintes matérielles se transforment en parti-pris, l’intériorité affleure à partir d’un procédé dépouillé. La cinéaste cherche à rendre compte le plus justement possible de l’expérience de vie de ses protagonistes en nous laissant les observer pour les comprendre, ce qu’elle fera dans ses chroniques contemporaines comme dans ses récits historiques.
Avec le moyen métrage Où finit la vie?, elle place en diptyque deux segments, décuplant ainsi leur portée et leur intensité : le premier capte le départ à la retraite d’un vieil ouvrier, le second les premiers pas d’un jeune garçon qui entre en formation dans une école-usine. Elek ne tire pas de discours militant ou d’analyse sociale de ces images. Elle ouvre plutôt de nombreuses voies de réflexion, en confrontant sans les entremêler ces deux épreuves, qui sont à la fois un début et une fin, quelque part entre la liberté et l’emprisonnement, et questionnent ensemble le système du travail, son rôle dans l’existence, son poids social et humain. Tout en soulevant en creux la question de l’aliénation, elle capte avec sensibilité la façon dont le vieil homme, désormais désœuvré, perd une part de son identité. Le film témoigne de l’importance de l’intériorité dans l’œuvre d’Elek, de l’attention qu’elle porte au désir des individus de trouver leur place dans une société qui les bafoue ou les invisibilise souvent. Une approche qu'elle poursuit dans le diptyque documentaire que constituent A Hungarian Village et A Commonplace Story, autour de la place des jeunes femmes dans les communautés rurales.


Mais cet intérêt pour les trajectoires individuelles se teinte aussi parfois d’un aspect autobiographique, chez une cinéaste dont le parcours personnel est inséparable des remous historiques du siècle. Dans Où finit la vie? plane par exemple la figure de son père, ouvrier marxiste. Après avoir réchappé de la barbarie nazie, il a fait face aux persécutions du parti communiste dont il était devenu dissident, et a subi plus tard la désillusion de la révolution écrasée de 1956. Ces événements ont marqué l’enfance et la jeunesse de Judit Elek. Elle les abordera tantôt de façon frontale (en 1996, elle se penche dans deux documentaires sur les parcours des survivants de l’Holocauste Elie Wiesel et Erno Fisch), tantôt en faisant un pas de côté, pour mieux interroger la permanence des mécanismes de l’Histoire et l’impact de celle-ci sur les destinées. Pour l’anecdote, Où finit la vie? ajoute un jalon au rapport de la cinéaste avec son siècle : il sera le dernier film projeté au festival de Cannes 1968 avant son annulation.
Elek signe ensuite l’un de ses films les plus célèbres, La dame de Constantinople. Cette fois c’est plutôt le réel qui infuse dans une fiction, portée par le scénario de l’écrivain Iván Mándy et la performance de l’actrice Manyi Kiss. Celle-ci y interprète une vieille dame qui, incitée à échanger son grand appartement pour un plus petit, est propulsée dans un tourbillon de rencontres. Elle voit ainsi sa solitude troublée mais n’en sortira pourtant jamais tout à fait. Le film mêle habilement reconstitution minutieuse (l’appartement plein de bibelots et de souvenirs), improvisation (une mémorable scène de visite du logement se transforme en fête impromptue) et approche hybride (l’actrice se fond dans une vraie foule, à une véritable foire aux appartements). Elek n’avait pas d’autre possibilité que de tourner en 35mm dans l’industrie du cinéma hongrois de l’époque. Sans le son direct et la légèreté du 16mm, elle ne pouvait avoir la démarche des cinéastes qui l’inspiraient, tel Pierre Perrault. Mais elle a tiré le maximum de la contrainte, en particulier dans ce film-ci. Mariant la spontanéité à une recréation du réel qui agrémente celui-ci d’un léger flottement poétique, le film donne ainsi l’impression de se glisser dans l’esprit et le quotidien légèrement embrumés de la dame.


Les histoires d’appartements se répètent dans les films d’Elek, révélant les enjeux d’intimité et d’individualisme de l’époque. Si la protagoniste de La dame de Constantinople se réfugie dans le passé en préservant son décor suranné et sentimental, le couple de Peut-être demain vit laborieusement une idylle adultère, et l’enjeu du lieu de rencontre, au gré de logements fatigués en ville ou à la campagne, devient la métaphore des impasses et tensions de la société. Enfin, dans L’éveil, la jeune orpheline Kati se retrouve la caution de ceux qui l’hébergent pour occuper un logement communautaire plus spacieux, trahissant l’hypocrisie derrière la charité. Ce film très personnel est un projet au long cours de la cinéaste, adapté de sa propre nouvelle publiée trente ans plus tôt et elle-même né d’un premier scénario écrit à la toute fin des années 1950. Elek transcrit l’angoisse et l’incertitude d’une époque à travers le récit du passage accéléré à l’âge adulte de Kati, qui se tourne vers le fantôme de sa mère pour trouver son chemin parmi les vivants. Le film personnifie en quelque sorte la façon de le passé et ses fantômes ne cesse de venir éclairer le présent dans l’œuvre de la cinéaste.
Dans son œuvre plus tardive, Elek se tourne en effet plus souvent vers des récits ancrés dans le passé et la reconstitution historique, mais elle ne cesse de souligner la porosité entre les époques, la répétition des événements et la nécessité de se souvenir. Mémoires d’un fleuve en est un exemple remarquable. Inspiré de l’affaire historique de Tiszaeszlár, lors de laquelle des Juifs furent injustement accusés de meurtre rituel à la fin du 19e siècle, le film est l’un des premiers à affronter ouvertement le sujet de l’antisémitisme en Hongrie, et à questionner sa perpétuation et sa résurgence - un peu à l’image du cadavre qui ne cesse dans le film de remonter à la surface du fleuve. Magnifiquement filmé, Mémoires d’un fleuve prend son temps pour inscrire son histoire dans un territoire et dans l’humanité. Elek filme avec autant de frontalité que d’ampleur les visages marqués des paysans comme les paysages bucoliques qui les entourent. Elle fait ainsi surgir le passé avec la vivacité du présent, et fait émerger la violence sur fond de quiétude, ce qui la rend d’autant plus brutale et injustifiable.
