CinémaCes films qui surgissent… Entretien avec Vincent Grenier (1948-2023)

Nous consacrons ce mois-ci trois projections en hommage au cinéaste Vincent Grenier, figure majeure du cinéma expérimental nord-américain des cinquante dernières années, décédé le 7 novembre 2023. Natif de Québec, ancien étudiant aux Beaux-arts, il s’est rapidement extirpé de la Belle Province pour étudier à l’Art Institute de San Francisco, alors qu’il commençait déjà à réaliser des films poétiques. Il a ensuite accompagné la cohorte des cinéastes underground de la côte ouest (les frères Kuchar, Curt McDowell, etc), avant de s’installer à New York, de se rapprocher de la mouvance structurelle1 et d’enseigner à Binghampton (SUNY), avec le soutien décisif du cinéaste Ken Jacobs.
Souvent présent dans les festivals montréalais (FNC ou FIFA), il a eu droit à deux précédentes rétrospectives à la Cinémathèque : la première en 1991, à l’initiative de Nicole Gingras, puis en 2017, grâce à une collaboration avec Visions et Double négatif, collectif de cinéastes dont il était proche. L’entretien inédit qui suit avait été réalisé à l'occasion de ce second événement. La Cinémathèque québécoise conserve la plupart des films de Vincent Grenier, réalisés en format 16mm.

Affiche pour une projection de films de Vincent Grenier à Concordia (Coll. de la Cinémathèque québécoise)

Intérieur Interiors
PREMIERS PAS
Est-ce que tu pourrais commencer par revenir un peu sur les débuts de ton parcours ? Le moment où tu quittes le Québec, ton établissement en Californie, et les films qui accompagnent ces périodes?
J’ai étudié à Sainte-Foy puis j’ai fait l’école des Beaux-arts de Québec, qui à ce moment-là était encore rattachée au cégep. Il y avait un ciné-club, et un peu d’argent, alors on m’a proposé de créer quelque chose. Il a fallu se débrouiller car le ciné-club venait de perdre sa caméra. On a emprunté celle du père d’un des membres et j’avais trouvé des pellicules périmées. J’ai tourné un film avec ça. Ce n’est pas mon meilleur, je ne le montre pas souvent. J’en ai réalisé un autre à l’école des Beaux-arts. J’avais suivi des cours d’animation qui m’avaient permis d’imaginer ce film avec des photos, un peu dans l’esprit de La Jetée de Chris Marker. J’étais aussi très impliqué dans le théâtre, je faisais partie d’un groupe d’improvisation. On avait monté La cantatrice chauve et En attendant Godot. Je suivais également des cours d’arts plastiques qui étaient assez novateurs.
Quels étaient également les créateurs modèles enseignés et les artistes ou cinéastes influents à Québec, à l’époque ?
Au moment où j’y étais, l’influence de Jean-Paul Lemieux se faisait sentir et beaucoup s’inscrivaient dans une mouvance très Vasarely... Ça a un peu influencé les travaux de mes débuts. La dernière année, j’ai découvert plein de choses. En cinéma par exemple, à l’Université Laval, ils montraient Cocteau et d’autres films d’avant-garde, du Bergman, du Buñuel… C’est là aussi que j’ai vu des films underground qui venaient de New York. Mais ça ne m’avait pas beaucoup impressionné, c’étaient des poèmes filmés. Je crois qu’il y avait des films de George Kuchar. Ensuite, je suis parti à San Francisco pour rejoindre une fille. J’ai posé ma candidature à l’Art Institute et ils m’ont accepté. Je ne savais pas que j’arrivais dans un département déjà assez poussé, avec des enseignants très actifs. Il y avait des soirées cinéma et la moitié du temps c’était du cinéma expérimental. À ce moment-là, je commençais à lire les chroniques de Jonas Mekas dans Village Voice, et New York, où j’allais me rendre plus tard, m’intéressait de plus en plus.
CALIFORNIE
Comment s’amorce alors ton insertion dans le milieu du cinéma expérimental de la côte ouest?
Canyon Cinema2 traversait une période délicate, ils avaient engagé un manager qui voulait en faire une entreprise rentable financièrement, ce qui n’était pas sa vocation première. Ils se sont mis à présenter des films commerciaux – même s’ils étaient un peu transgressifs, genre Easy Rider de Dennis Hopper – et ils plaçaient un petit film expérimental au début. Ça n’a pas collé avec le reste de l’équipe, le manager a fini par partir. À ce moment-là, je venais juste d’être diplômé et je me suis positionné pour programmer du cinéma expérimental. Aussi surprenant cela soit-il, ils m’ont accepté. J’ai commencé à montrer des films intrigants et problématiques, qui m’avaient plu, que je trouvais intéressants pour attirer du monde...
Parle-nous un peu des cinéastes que tu côtoies à l’époque.
Il y avait des gens étonnants comme Curt McDowell qui étudiait avec moi. McDowell était originaire de l’Indiana et représentait bien la culture de San Francisco, à l’époque où les gens venaient surtout pour avoir des expériences nouvelles. Je pense qu’il voulait convertir tous les hétéros en homosexuels. Ses films ont un petit côté humoristique, avec de l’opéra, etc.
Il y en a un qui était assez fameux, Thundercrack! On voyait une ligne de gens les uns derrière les autres et une voix off les décrivait de façon suggestive… C’est le genre de choses qu’il aimait faire. Disons que son humour avait une certaine limite, mais permettait bien d’illustrer le contexte où les films étaient faits. J’interviens brièvement dans un autre de ses films, Confession. À cette époque, il demandait aux gens de dire ce qu’ils pensaient de lui. Ce film, c’est une confession à ses parents qui étaient des gens très conservateurs du Midwest. Il y aborde tous ses soi-disant péchés. Ils étaient très déçus par lui, bien qu’il ait toujours voulu leur plaire. Je ne disais que trois mots dans le film, il valait mieux car mon anglais n’était pas encore très bon !
Par ailleurs, des gens comme Peter Kubelka et Stan Brakhage venaient nous visiter, ça a été des grosses influences.

Thundercrack!

Shut Up Barbie
Est-ce que tu réalisais des films à San Francisco ?
Oui, plutôt inspirés par Cocteau. J’aimais faire des mélodrames surréalistes absurdes. Il y en a un qui s’appelle Honeymoon Lane, complètement farfelu. Je m’appliquais à montrer l’opposé de ce qu’il fallait faire. Il y a un certain enthousiasme dans ce film, quelques personnes l’ont aimé. Ça reste un film de jeune homme, on sent la passion.
Puis, j’ai lu The Theory of Film Practice de Noel Burch, et ça m’a enthousiasmé et inspiré. Je me suis dit : « Enfin quelqu’un qui parle de cinéma ! ». J’ai alors commencé à faire des films très composés, avec de longues prises. J’ai réalisé un film avec des choses toutes simples du quotidien. Je recomposais un monde avec des plans fixes, un jeu sur la profondeur de champ où se déroulaient quelques scènes. Ce film, Window Wind Chimes, commençait avec George Kuchar qui énonce un monologue assez abracadabrant, ce qui collait bien avec lui. Il disait « you’re a cute couple… ». C’est une introduction à ce qui suit, un propos au vitriol sur la vie domestique.
À ce moment, je me suis posé pas mal de questions, je me suis demandé où ça me menait de faire du cinéma et comment cela était interrelié avec ma vie courante. Ça coïncidait avec la période où je commençais à programmer des films à Canyon Cinema.
Il y a eu un autre film aussi, Shut Up Barbie, dans lequel j’ai filmé une amie qui avait beaucoup de poupées Barbie, chez elle. Je l’ai impliquée en lui demandant de s’habiller comme une poupée Barbie, pour reprendre l’idée de l’instrumentalisation de la jeune femme. Je l’ai filmée de manière très lente, à 8 images/seconde.
C’est en filiation avec le Pop Art ?
Oui, c’est ça. Plusieurs femmes m’ont reproché ce film. Mais pour me défendre, je peux dire que je me contente de montrer ce qui est là, ce que représente la poupée Barbie. Je m’intéressais alors beaucoup aux travaux de Ernie Gehr, Ken Jacobs, Larry Gottheim... Je les ai invités et programmés à la Canyon. Il y avait aussi Bruce Conner qui était très connu, mais je ne l’ai jamais invité ni rencontré ! On peut noter qu’à cette époque il y avait deux types de cinéma : celui de la côte est et celui de la côte ouest.
Est-ce qu’on peut dire que sur la côte est, certaines formes du cinéma expérimental étaient plus aisément rejetées ? Mekas et Jacobs sont reconnus pour avoir eu des partis pris très fermes, et leur influence était telle que ça a marqué des étudiants et même des cinéastes. Pour Ken Jacobs, ça va même au-delà du cinéma puisqu’il y a des musiciens qui ont été influencés par lui…
Oui, et si c’était toi la personne critiquée par Ken Jacobs, ça ne devait pas être facile ! Il revendiquait beaucoup de choses. Il y avait un film que j’avais fait qui s’appelait World Focus, sur un atlas mondial. J’ai appelé le film comme ça tout simplement parce que j’ai ouvert l’encyclopédie et que je suis tombé sur ce mot. Et sa réaction, ça a été : « Great film! Wonderful! But that clever little moment when you just show «World Focus»… Way too clever. That’s terrible! Awful! Take that out! ». L’idée de mettre des titres sur des films était très mal vue…
Parce qu’il y a trop d’intentionnalité, donner un titre oriente trop l’interprétation…
Oui. Il était très influencé, lui, par son ancien professeur, le peintre Barnett Newman, et par sa façon de parler d’art. D’ailleurs, Newman a une manière très particulière de parler de son travail, il voyait ça comme de la matière assemblée. Son travail était unique parmi les expressionnistes abstraits au sens où il faisait des combinaisons de toutes sortes de formes, des choses géométriques, des choses très gestuelles. J’ai fait des travaux en ce sens que je n’ai pas forcément montrés, comme un film qui s’appelle Shade : juste une toile, qui s’ouvre et se ferme.
Tu conserves encore des copies de ces premiers films ? Est-ce qu’il y en a qui sont archivés dans des musées ou des collections ?
Non, ils sont seulement chez vous. J’ai déposé les originaux à la Cinémathèque québécoise en 1992. Shade n’y est pas car des internégatifs doivent être tirés. Parce que le meilleur moyen de les archiver, ça reste d’avoir les internégatifs. Les « copies » numériques vont se perdre, les disques meurent tous les cinq ans, je n’appelle pas ça stable ! Scanner les pellicules, c’est une façon de montrer les films mais pas de les préserver. Il y a quelques films qui sont encore chez moi, ce sont ceux des années 1970 et dont la couleur est en train de se dégrader.

World in Focus

Shade
Oui, il semble que ce soit propre aux pellicules de cette époque-là, à la manière dont étaient produites les pellicules, en rajoutant des agents.
C’est ça, tous les films québécois de cette époque ont leurs couleurs qui se dégradent. En ce qui concerne le noir et blanc, par ailleurs, Kodak ne fait plus de print stock, ils ne font plus que du negative ou du reversal, ce qui est quand même très différent ! Le print stock permet d’avoir plus de contraste, mais c’est aussi plus solide que le negative. Pour les internégatifs, c’est important de faire des copies avec ce support.
NEW YORK/MONTRÉAL
Avançons un peu dans le temps. Tu t’établis à la fin des années 1970 à New York, tu renoues progressivement et jusqu’à aujourd’hui avec Montréal et le Québec. L’un des principaux jalons à ce sujet demeure la première rétrospective de tes films à la Cinémathèque québécoise dans les années 1990, programmée par Nicole Gingras…
Oui, du temps où Pierre Jutras était à la Cinémathèque. Il y avait mes films et d’autres aussi : il y avait l’école de Vancouver, David Rimmer, et je crois Larry Gottheim, qui était un de mes collègues à l’Université. Je connais Nicole depuis très longtemps, elle m’a été présentée par Roland Poulain de l’Université Laval, dont c’était l’une des étudiantes. Et lui, je l’avais rencontré à peu près au même moment que France Morin, l’éditrice et cofondatrice de Parachute3. Avant même de le connaître, j’avais déjà lu ce qu’il avait écrit dans les quelques numéros de Parachute qui étaient déjà parus à l’époque. Il est venu à New York avec Jean Papineau et Christiane Charette.
Christiane Charrette qui est ensuite devenue une figure médiatique…
Oui, à cette époque-là (la fin des années 1970), elle travaillait pour le Musée des Beaux-Arts, comme animatrice. Et son conjoint était le philosophe Jean Papineau4. Ils étaient descendus à New York, c’est comme ça que je les ai donc rencontrés, et nous sommes devenus de très bons amis.
J’ai appris il y a peu de temps que Christiane Charette avait travaillé au Musée des Beaux-arts et qu’elle avait invité des artistes comme la performeuse Meredith Monk ou…
…Ken Jacobs ! Elle était venue à New York, elle avait vu une de ses performances et l’avait invité pour faire A Shadow Play. Le seul problème avec les Shadow Plays5 c’est qu’à chaque fois que Ken les jouait ailleurs, et qu’il pensait que les gens avaient des ressources, il insistait pour qu’il y ait un chimpanzé ! Ça rendait tout le monde fou, après personne ne voulait plus rien savoir de lui. Ça n’a pas été une expérience très agréable pour Christiane Charrette, il en demandait un peu trop. Donc à ce moment-là, oui, elle était beaucoup plus impliquée dans le monde de l’art. Il y avait beaucoup de gens comme ça, que je rencontrais puis que je voyais quand je venais au Québec…
Donc ta présence à Montréal débordait de l’art cinématographique, il y avait un horizon de l’art contemporain, multidisciplinaire, dans lequel tu t’inscrivais…
Oui, c’est vrai qu’habituellement dans le monde du cinéma, il n’y a pas souvent d’échange avec les artistes. Je connaissais bien quand même Raphael Bendahan6. Mais je n’ai jamais rencontré Norman McLaren ou Arthur Lipsett. Je ne connaissais même pas les films de Lipsett des années 1960-70. Plus généralement, je connaissais peu la scène du cinéma expérimental au Québec, qui me paraissait un peu réduite à cette époque-là. Depuis dix ou quinze ans, avec l’avènement du collectif d’artistes Double négatif, ça a beaucoup changé.
J’imagine que lorsque tu as commencé à faire des films en 1972-73, Lipsett était déjà reclus, il a réalisé un dernier film hors ONF en 1974, je crois.
Il avait une relation ambiguë vis-à-vis de l’ONF quand même, parce qu’il est devenu assez radical dans sa démarche. J’avais eu des discussions avec l’ONF et je leur avais expliqué que je n’étais pas intéressé à travailler avec eux parce qu’il y avait des choses beaucoup plus intéressantes qui se passaient ailleurs. C’était très institutionnel et je savais que ce que j’avais à faire ne se ferait pas là.

Feet

YOU (Coll. de la Cinémathèque québécoise)
Comment évolue ton cinéma dans les années 1980 et ton lien justement avec les institutions canadiennes ?
Pendant cette période-là, je recevais encore beaucoup de bourses du Conseil des Arts du Canada. Je me disais que je reviendrais au Canada. À New York, j’étais vraiment impliqué dans le cinéma minimaliste, expérimental et structurel. Je ne dirais pas que mes films sont vraiment structurels mais disons un peu influencés par cette mouvance. J’avais complètement abandonné le mélodrame narratif, sauf à un moment où j’ai voulu travailler sur le son synchronisé. J’ai réalisé I.D. en 1986, qui dure une heure mais en fait il s’agit de plusieurs épisodes. C’est un film qui est basé sur le concept d’identité. Après ça, j’ai fait des films comme You, qui intégraient une dimension un peu plus narrative. Ensuite, avec un film comme Out in the Garden, j’ai encore précisé le propos en ce sens.
Puis j’ai fait Feet (1994), qui est tourné en vidéo. Ce sont d’autres types de créations. Un peu plus tard, j’ai filmé huit heures dans un high school, sans vraiment savoir ce que j’allais faire avec ça. Finalement j’en ai tiré un film qui dure 7 minutes et qui s’appelle Tabula Rasa. Ce film-là a été tourné en MiniDV. À ce moment-là j’avais peu de moyens, car la dernière bourse que j’ai reçue du Conseil des Arts c’était en 1990. C’est ce qui m’a permis d’engager des gens pour pouvoir filmer dans cette école. Après ça, je n’ai plus voulu demander de bourses au Conseil des Arts, je me sentais mal à l’aise de le faire, j’enseignais dans l’État de New York...
Parmi tous les films que tu as faits (une trentaine…), lequel te semblerait le mieux résumer ta démarche ?
You, où je demandais à des gens quelles étaient leurs plus grandes obsessions. Mais je n’avais pas pensé que les peines de cœur seraient ce qui ressortirait le plus. Dans ce contexte-là, ce qui m’intéressait c’était d’avoir le matériel sonore puis de voir ce que j’allais montrer, comment j’allais contextualiser visuellement le langage parlé. Le passage du son à l’image m’intéresse beaucoup. Voilà, l’idée générale de mes films c’est de ne pas tout révéler pour faire apparaître des liens, des choses inédites qui surgissent. Lorsque le film ne cherche pas à tout dire, le spectateur est appelé à découvrir ce que je n’y avais pas vu.
1. Le cinéma structurel se définit par une intervention minimale de la caméra, un travail accentué sur la forme et en particulier le cadrage. Le sujet humain y est régulièrement absent ou peu instructif du propos d’ensemble.
2. Principal distributeur et diffuseur de cinéma expérimental en Californie, toujours actif.
3. La revue Parachute (1976-2007) a été une référence majeure dans le monde de l’art contemporain, au Canada et ailleurs.
4. À noter que l’auteur Laurent-Michel Vacher a publié un livre en hommage à Jean Papineau, décédé prématurément en 1996. Il s’agit de Dialogues en ruines (Liber, 1996).
5. Le Shadow Play de Jacobs qui évoluera jusqu’au fameux Nervous Magic Lantern fonctionne selon le principe d’une performance avec deux projecteurs montrant des films dont les images fixes superposées créent un effet tridimensionnel.
6. Cinéaste expérimental actif au sein de Main Film dans les années 1980 et distribué un temps par Filmfilm, géré par le Cinéma parallèle, au même titre que les films de Grenier.
Entretien réalisé le 4 mai 2017 à la Cinémathèque québécoise.
Retranscription : Mathilde Chassagneux.
Mise en forme : Apolline Caron-Ottavi et Guillaume Lafleur.

Tabula rasa