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CinémaLa panthère des neiges : Entretien avec Marie Amiguet et Vincent Munier

Apolline Caron-Ottavi
16 mai 2022
La panthère des neiges : Entretien avec Marie Amiguet et Vincent Munier

Pendant des semaines, le photographe animalier Vincent Munier et l’écrivain Sylvain Tesson ont traqué la panthère des neiges dans les hauteurs du Tibet, sous l’œil attentif de la cinéaste Marie Amiguet. De ce périple est né un film qui est tout le contraire du « documentaire animalier » tel qu’on l’entend habituellement, mais dont on pourrait en même temps s’amuser à dire qu’il en est la forme absolue : une œuvre patiente et spirituelle, marquée par l’attente, l’incertitude et une profonde émotion face au vivant. À l’occasion de la sortie du film, nous avons eu la chance de nous entretenir avec les cinéastes Marie Amiguet et Vincent Munier.

La panthère des neiges | Marie Amiguet et Vincent Munier
Le film repose sur un trio créatif : un écrivain, un photographe, une cinéaste. Comment est née cette collaboration, qu’est-ce qui vous a réuni autour de la panthère des neiges ?

Marie Amiguet : Vincent a été à l’origine du projet. Il travaillait dessus depuis cinq ans, en allant au Tibet par ses propres moyens. Après plusieurs voyages, il m’a contactée avec l’idée de faire quelque chose de ces images et il voulait aussi emmener l’écrivain Sylvain Tesson pour qu’il écrive les légendes de son livre de photographies sur le Tibet. Petit à petit, ça s’est transformé en quelque chose qui nous a un peu dépassé, notamment parce que Sylvain a sorti un livre (La panthère des neiges) qui a eu un grand succès. Le film, au départ très artisanal, s’est transformé en projet de film de cinéma.

Vincent Munier : Il y avait l’envie de mélanger les compétences, de marier l’image fixe, l’image animée et l’écriture. Avec pour cause de montrer la beauté et l’utilité du sauvage et de la nature, que nous ne sommes pas tout seuls, en essayant d’accrocher et d’émouvoir le maximum de gens. Mais c’est resté assez artisanal au sens où on est restés maîtres du projet initial jusqu’à la fin, même si des coproducteurs nous ont accompagnés. Au départ, il n’y avait pas l’ambition d’aller à Cannes ou aux Césars, ce n’était pas notre état d’esprit. On avait une grande exigence quant à ce qu’on souhaitait faire de ces images et au message à faire passer, le principal pour nous était de faire le film qui nous plaisait.

Vous avez tourné en très petit effectif. Comment concrètement se sont passés le tournage et la cohabitation en montagne ? Combien de temps êtes-vous partis ?

VM : C’était une condition sine qua non de ne pas arriver avec une grosse équipe et d’être le moins intrusif possible. On était dans le dépouillement, avec le minimum de matériel : la vidéo pour l’animalier, la petite caméra de poing de Marie pour nous filmer Sylvain et moi, les micros grâce à Léo-Pol Jacquot. On était donc trois techniciens. Tout se faisait un peu à l’instinct, en se séparant parfois en binômes, selon les observations, le travail de repérage en amont, les conditions météo… On avait un guide tibétain avec qui j’avais déjà travaillé et on rayonnait à partir d’un camp de base, où il y avait un groupe électrogène pour recharger les batteries. On a fait deux voyages d’un mois chacun, en plus de tout ce que j’avais filmé en animalier auparavant. C’est pourquoi il y a une authenticité dans le film, et aussi parfois des maladresses. Il y a eu un gros travail de postproduction. Par exemple à l’étalonnage, il a fallu harmoniser du matériel accumulé depuis près de dix ans.

Marie, vous qui étiez derrière la caméra, comment cadre-t-on l’immensité du paysage ? Quels étaient les défis ? Vous êtes parfois en avance ou en surplomb pour capter certaines images de vos deux compagnons…

MA : J’avais déjà l’expérience d’avoir filmé pendant cinq ans un cinéaste animalier qui suivait des loups, Jean-Michel Bertrand (le réalisateur de La vallée des loups et Marche avec les loups). Ça m’a beaucoup appris, notamment à filmer les gens au plus proche, ce que je n’osais pas faire avant par timidité. Au départ, j’étais d’ailleurs assez impressionnée à l’idée de filmer Sylvain Tesson alors je filmais un peu à la volée; et puis, petit à petit, on a sympathisé, j’ai osé aller plus loin. Mais c’est vrai que quand on est rentré du premier voyage il me manquait ces plans où je prends de l’avance sur eux. C’était un tournage de repérage et, moi qui n’avais jamais été au Tibet, je découvrais tout au fur et à mesure alors je ne pouvais pas tellement prendre d’avance. C’est au deuxième tournage, quand on est repartis avec le projet de faire un film de cinéma, qu’on a pu mieux construire des séquences — comme la visite de la grotte à l’ours, on l’avait repérée et on s’était dit : tiens, on ne dit rien à Sylvain, mais on va l’amener là et lui faire la surprise !

La panthère des neiges de Marie Amiguet et Vincent Munier

La panthère des neiges de Marie Amiguet et Vincent Munier

L’affût est au cœur du travail de photographe de Vincent, mais résonne aussi avec le métier de cinéaste documentaire. Le film saisit les animaux, mais aussi les réactions des hommes. Comment avez-vous fait pour capter les deux ?

MA : On ne peut pas faire les deux ! La mission que m’avait donnée Vincent était vraiment de filmer la rencontre entre lui et Sylvain, donc j’étais concentrée sur eux. Même quand il y a la panthère, je ne regardais pas, je les filmais eux être émus et se confier, parce qu’on ne peut pas tout faire en même temps. L’essentiel des paysages et du matériel animalier est issu des voyages de Vincent, avant même que Sylvain et moi arrivions sur le projet.

VM : La séquence où nous sommes très émus démontre cette belle complémentarité, entre le téléobjectif qui filme les animaux, Marie qui nous filme et l’écrivain qui observe. Il n’y a pas d’artifice, on y tenait beaucoup. C’est pour avoir cette liberté que j’étais producteur. Je ne voulais aucune pression, pas de mise en scène formatée où on nous demande de faire ci ou ça, repasser devant la caméra… Cette liberté était indispensable pour être dans le bon état d’esprit au Tibet et par rapport à ce qu’on voulait montrer au public, au plus près de ce qu’on vit là-bas. Ça fait plaisir de se dire qu’on peut faire un documentaire qui a du succès sans aller dans le sensationnel. Mais c’est vrai qu’on avait la chance d’être sur le toit du monde, avec des animaux incroyables, un écrivain au talent fou et, cerise sur le gâteau, la musique de Warren Ellis et la voix de Nick Cave. On avait de bons ingrédients !

La musique de Warren Ellis apporte en effet une dimension quasiment mystique aux images. Comment s’est déroulée votre collaboration avec lui ?

MA : Dès le début du projet, quand je regardais les quatre téra d’images que Vincent avait tournées, il y avait aussi toujours de la musique de Warren Ellis sur les disques. Très vite, on a commencé à monter avec ça. Les distributeurs ont vu une version de travail et nous ont suggéré de demander l’autorisation d’utiliser les morceaux. Vincent a envoyé ça à Warren, qui a été bouleversé par le film. Il est passé de « je veux bien vous vendre ma musique » à « je veux faire la BO et mon ami Nick Cave va venir en studio avec moi » ! C’était complètement fou, surtout pour Vincent qui est un fan inconditionnel.

VM : Oui, sur un précédent film on avait d’ailleurs monté avec des musiques témoins de Warren parce que je trouvais qu’il y avait une belle résonnance avec les paysages. Donc c’était un rêve. Ce sont des rock stars pour moi, je ne pensais pas qu’ils seraient accessibles, attentifs à notre petit projet. Mais ils ont été très réceptifs.

La panthère des neiges de Marie Amiguet et Vincent Munier

Comment s’articulaient les réflexions avec Sylvain Tesson et la construction du film ? Comment venait la conversation ? Marie, avez-vous été le liant entre deux solitaires ?

MA : Il y a eu un peu de tout, ça s’est passé assez naturellement. On était souvent concentrés sur les affûts, parfois séparés, alors je les laissais parler, je les filmais, mais ça ne faisait pas un récit. À un moment, Sylvain a exprimé l’envie d’échanger avec Vincent, de lui poser des questions, et j’ai filmé. Ce premier long échange sous la neige a servi de trame, notamment dans les premières versions. Et le livre de Sylvain a beaucoup alimenté le film. J’avais choisi certaines phrases de son récit et on en a enregistré quelques-unes en plus : on lui disait par exemple qu’il manquait une transition à tel endroit et il rédigeait ça en trente secondes sur un coin de table ! Ça s’est fait au fur et à mesure, sans être planifié. On avait beaucoup de matière, la richesse des phrases de Tesson, les photos de Vincent, ça a été dur à incorporer…

Comment s’est déroulé le montage justement ? Il y a un vrai sens du récit dans le film, qui repose paradoxalement sur des moments d’attente.

MA : Ça a été deux ans et demi d’écriture au montage. On avait beaucoup de matériel, de photos, de textes, de dialogues in et off, toutes les possibilités avec le livre de Tesson… Avec Vincent on avait réussi à monter un « ours », un premier montage de deux heures, mais on savait que c’était trop long et que ça manquait d’un côté cinématographique… C’est vraiment Vincent Schmitt, le deuxième monteur avec qui nous avons travaillé, qui a tout équilibré et nous a aidés à finir le film en quatre semaines. Il a réussi à nous mettre au diapason, parce qu’on n’était pas toujours d’accord, en trouvant toujours une solution. Et il a amené cet aspect auquel je tenais, la dramaturgie du film. Quand on a commencé à travailler ensemble, on n’a pas touché à l’ordinateur, on a fait des post-its pendant trois jours. C’est hallucinant la façon dont ça a tout débloqué !

Il y a beaucoup d’humour dans le film, entre autres dans les réactions de Sylvain Tesson et dans la façon dont vous les captez. Cet aspect apporte vraiment quelque chose, comme une façon de recadrer l’humain, une forme de dérision...

MA : Oui, j’aime beaucoup jouer avec les contrepoints, avec l’humour. La difficulté était de trouver un dosage parce que Sylvain est un sacré boute-en-train, il dit toujours des choses très drôles en coulisses. Là aussi le travail avec le monteur et Vincent a été de trouver un équilibre parce que ça aurait pu devenir un film comique ! Mais oui, j’aime remettre l’humain sur le même plan que les animaux, ne pas se prendre au sérieux…

La panthère des neiges de Marie Amiguet et Vincent Munier

La panthère des neiges de Marie Amiguet et Vincent Munier

Le film résonne fort face à la crise environnementale. Il faut « se contenter du monde » dit Sylvain Tesson. Pour se contenter du monde, il faut commencer par s’en émerveiller. Est-ce ainsi que vous voyez votre travail ? Comment allez-vous poursuivre ?

VM : On manque parfois d’espoir, d’énergie ou de foi. J’ai grandi dans une famille engagée dès le départ dans le combat écologique et c’est dur de voir le sauvage disparaître. On s’attache à l’idée qu’il faut continuer à partager la beauté, même si beaucoup l’ont déjà fait avant, comme Cousteau, Nicolas Hulot, Yann Arthus-Bertrand, Jacques Perrin… On sait que ce n’est pas suffisant, mais il faut le faire quand même parce qu’on est trop souvent entourés de laideur et notre époque est de plus en plus anxiogène. Les retours du public nous ont donc fait un bien fou, c’est ce qui nous encourage à continuer. Ce n’est pas un film militant de façon directe, mais militant à travers le beau et l’émerveillement.

MA : C’est ce qui m’équilibre dans la vie. Avant de faire ma formation, un master de cinéma animalier, puis ce métier, j’étais très pessimiste, je n’avais plus goût à rien. Rencontrer des gens passionnés m’a ramenée à ce que j’aimais. C’était un chemin nécessaire pour avoir l’énergie de lutter. Cette beauté régénère.

Comment fait-on pour « revenir » de voyages comme ceux-là ?

MA : Pour ma part, je suis attachée à l’endroit où on vit et à la famille, même si c’est sûr qu’il y a toujours une part de nous-mêmes qui n’a pas envie de rentrer. Mais je sais que Vincent, qui a fait beaucoup de voyages en solitaire, peut parler de cette difficulté à revenir. C’était d’ailleurs un sujet récurrent avec Tesson, qui disait : « mais comment tu fais pour retourner t’occuper de problèmes de tuyauterie après ça ! ». Le but c’est de se nourrir de ces expériences pour les partager ensuite, c’est ce qui fait doublement du bien.

VM : On reste des émerveillés, mais c’est sûr que c’est assez violent de revenir dans nos sociétés, où il y a une forte densité humaine et où on sent qu’il y a un désintérêt pour les autres êtres vivants, malgré les discours et l’urgence. Ça nous affecte. J’ai toujours été en quête d’équilibre… C’est sûr qu’une vie comme John Muir, le naturaliste avec son baluchon, une vie à coucher dehors, ça m’aurait plu !