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CinémaLes défis de Francesco Rosi

Apolline Caron-Ottavi
6 juin 2022
Les défis de Francesco Rosi

Main basse sur la ville, Lucky Luciano, L’affaire Mattei, Le Christ s’est arrêté à Eboli… Les films de Francesco Rosi forment une œuvre remarquable, couronnée par les prix les plus prestigieux à Berlin, Venise ou Cannes. Un talent affirmé dès le commencement, comme en témoigne Le défi, un premier coup d’essai qui mérite absolument d’être redécouvert.

Francesco Rosi est connu pour avoir en quelque sorte posé les bases d’un genre à part entière, parfois qualifié de « film-dossier » : des récits fictionnels au propos politique extrêmement bien documenté, s’appuyant sur un long et minutieux travail de recherche afin de cerner au plus près une certaine réalité. Les préoccupations sociales et politiques du cinéaste, qui s’est inlassablement attaqué à la question du pouvoir et notamment à la collusion entre instances officielles et crime organisé, sont en général mises au premier plan lorsqu’on évoque sa filmographie. Mais cette image d’un cinéma politique, expression qui a tendance à évoquer une démarche préoccupée par le fond plutôt que par la forme, ne doit pas occulter la grande qualité de sa mise en scène : Rosi a toujours su, comme l’a souligné son admirateur Martin Scorsese, marier lyrisme et politique.

Rappelons que le cinéaste napolitain appartient à la génération qui suit celle des grands noms du cinéma italien d’après-guerre : Rossellini, De Sica, Visconti… Et c’est auprès de ce dernier que Rosi fait ses premiers pas au cinéma en tant qu’assistant réalisateur sur le tournage de La terra trema, film de fiction qui devait justement au départ être un documentaire. Rosi reprendra en quelque sorte le flambeau de cette façon d’ancrer la fiction dans le réel, en faisant notamment tourner des non-acteurs. Tout en s’inscrivant dans l’héritage de ce cinéma d’après-guerre, notamment du fait de son regard social et son travail autour du réel, il va si l’on peut dire le réactualiser à travers son sens novateur de la mise en scène, du cadre et du montage. Peu importe son sujet, il ne perd jamais de vue le cinéma et la capacité de celui-ci à servir, dans ses artifices même, la quête de vérité qui est bien souvent au cœur de ses films. Il prend ainsi en compte l’émotion, l’ambiguïté et l’indécision qui sont propres à l’humain et complètent donc le tableau d’ensemble, aussi objectif et rigoureux soit-il. Salvatore Giuliano, dans sa façon de mêler un ton distancié et une structure fragmentaire non chronologique, en est un bel exemple.

La démarche et le style uniques de Rosi ont été révélés à un large public avec surtout Salvatore Giuliano en 1961 puis Main basse sur la ville en 1963, deux films qui développent chacun à sa façon la structure de l’enquête pour aborder le thème de prédilection du cinéaste, le pouvoir – économique, politique, corrompu, mafieux… Mais de nombreux aspects de son œuvre à venir sont déjà en germe dans Le défi (qui valut d’ailleurs au cinéaste sa première récompense, le prix du jury à Venise). Si l’on met de côté Kean de Vittorio Gassman, coréalisé par Rosi à la demande du producteur, Le défi est le premier long métrage du cinéaste. Il s’y penche déjà sur le pouvoir et le crime organisé en commençant si l’on peut dire par le commencement, puisqu’il observe la soif de réussite au pied de l’échelle sociale à travers le personnage de Vito, petit trafiquant de cigarettes qui ose mettre au défi un chef local de la Camorra, la mafia napolitaine. Le défi s’ancre dans la culture de l’Italie du Sud qui est celle du cinéaste et est partagée ici entre la promiscuité des quartiers pauvres de Naples et la ruralité agricole (Vito cherchant à mettre la main sur le commerce de fruits et légumes, le film va et vient de l’un à l’autre). Le cinéaste s’intéresse déjà ici à l’homme du Mezzogiorno, poussé par ses aspirations mais pris dans des engrenages qui le dépassent – une figure que l’on retrouvera quoique différemment, à l’échelle politique et historique, dans Salvatore Giuliano. Plus largement, Rosi entame dans Le défi sa dénonciation du poids écrasant du crime organisé en Italie et sa réflexion sur les relations entre l’homme et la société, l’individualisme naissant et les différentes facettes de la collectivité, la sphère publique et les intérêts privés.

Le théâtre de l’intrigue est aussi celui de l’après-guerre et d’une Italie en reconstruction, prise entre le monde d’avant et les grands bouleversements qui s’amorcent : pour afficher sa réussite, Vito achète un appartement flambant neuf dans un immeuble moderne, se déracinant de son tissu social d’origine. On rencontre là un motif majeur du cinéma de Rosi, qu’il filmera toujours de façon remarquable : l’urbanisme, symptôme des fractures de la société, enjeu et outil central du pouvoir – Main basse sur la ville en fera le nerf de la guerre et en décortiquera les mécanismes de façon implacable. Cette façon d’inscrire la fiction dans une observation aiguisée de l’environnement contemporain révèle la façon dont Rosi conçoit la place du cinéaste : un témoin de son époque, qui dresse un constat pour amorcer une réflexion collective et pose des questions plus qu’il ne tient un discours.

Abreuvé dans son enfance de cinéma américain (qui plus tard lui rendra bien son affection), Rosi démontre dès son premier long métrage son sens du récit et son goût pour une certaine spectacularisation, qu’il maîtrise d’ailleurs aussi bien dans l’action et la tension que dans la sensualité amoureuse. Le défi frappe ainsi dans sa façon de transfigurer le réalisme social via une mise en scène qui joue avec l’expressivité de ce petit monde où chacun veut avoir l’air d’être quelqu’un, où l’on s’épie les uns les autres, où les altercations sont éclatantes et criardes. Devant certaines séquences du film, avec leurs cadrages stylisés, leurs amples mouvements de caméra, leur galerie de personnages colorés et leur rythme énergique, on peut voir en quoi son style a marqué certains cinéastes contemporains, à l’instar de Scorsese. Sans romantiser l’univers de la criminalité qu’au contraire il cherche souvent à démythifier, Rosi brille par sa capacité à insuffler à l’écran un souffle romanesque.

À propos de Francesco Rosi
Filmographie | Réalisateur
Filmographie | Scénariste