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CinémaMario Monicelli, clowns tristes et tristes clowns

Apolline Caron-Ottavi
30 novembre 2023
Mario Monicelli, clowns tristes et tristes clowns

Mario Monicelli a joué un rôle prépondérant dans l’avènement de la comédie à l’italienne, ce genre populaire et sémillant dont le succès a dépassé les frontières de son pays. Il lui a donné un véritable style, tirant la farce vers la satire et mêlant avec subtilité l’héritage de la commedia dell’arte à un regard ironique et parfois sombre sur la société.

Totò cherche un appartement (Totò cerca casa), coréalisé avec Steno

Après-guerre, le néo-réalisme italien avait bousculé les codes cinématographiques tout en prenant acte des ravages de la guerre et de la détresse sociale. Mais dans les années qui suivent, le public commence à bouder l’âpreté de ces chroniques sociales, aspirant à des horizons plus riants. Certains cinéastes vont s’essayer à plus de légèreté, dans une tendance connue sous le nom de « néo-réalisme rose ». La comédie s’ancre dès lors dans la vie de l’après-guerre, avec ses tracas quotidiens. Après avoir officié comme scénariste et assistant-réalisateur, c’est lors de cette période de la fin des années 1940 que Monicelli débute pour de bon sa carrière de réalisateur en tandem avec Steno, un autre scénariste spécialisé dans la comédie avec lequel il va coréaliser pas moins de huit films.

Ils font tourner Totò, grande vedette populaire, et lui offre certains de ses grands rôles, comme dans Totò cherche un appartement. Le film aborde la crise du logement en amenant l’acteur ainsi que le néo-réalisme du côté d’un burlesque du désespoir social - dont le succès auprès du public fut immédiat. En 1954, Monicelli met fin à son duo avec Steno et poursuit seul son parcours. Il fait alors l’unique incursion de sa carrière du côté du drame pur avec Du sang dans le soleil. Cette histoire d’un jeune prêtre de village qui se retrouve au milieu du conflit entre deux familles n’est pas sans rappeler par certains aspects Au nom de la loi de Pietro Germi, que Monicelli avait scénarisé quelques années auparavant. On y retrouve notamment des allures de western dépouillé et un intérêt pour les structures sociales et culturelles qui continuent de régir l’Italie en parallèle des grands changements.

Du sang dans le soleil (Proibito)

Pères et fils (Padri e figli)

Mais le cinéaste revient bien vite à son exploration d’une comédie de la vie ordinaire. Pères et fils, qui lui vaut le prix de la réalisation à la Berlinale, témoigne de cette volonté de cartographier un état de la société italienne, sans le sérieux du néo-réalisme mais avec une gravité et une profondeur dont était dénuée la comédie bourgeoise d’avant-guerre. Pères et fils navigue ainsi entre cinq familles de différents milieux, cinq situations sociales et intimes qui s’entrecroisent autour de la question de la filiation. Monicelli commence à déployer son talent pour les portraits collectifs et confirme son goût pour les grands acteurs. Il offre un rôle particulièrement émouvant d’homme en mal d’enfant à Marcello Mastroianni, qu’il avait déjà dirigé dans Dans les coulisses et qui va devenir l’un de ses acteurs fétiches – éternel visage mélancolique ballotté par des événements qui le dépassent.

L’année suivante, en 1958, Monicelli réalise son film le plus célèbre, communément considéré comme le véritable coup d’envoi de ce qu’on entend depuis par « comédie à l’italienne » : Le pigeon. Tous les ingrédients sont là dans cette histoire où une bande de malfrats misérables organise le casse du siècle pour finalement le rater dans les grandes largeurs : la collaboration des brillants scénaristes Age & Scarpelli et Suso Cecchi d’Amico; des personnages attachants tout en n’ayant rien d’honorable portés par de grands acteurs qui osent le ridicule; l’histoire et les grands récits revisités par le prisme des petites gens et des petites combines; un humour féroce, lucide et sans démagogie sur la société…

Le pigeon (I soliti ignoti)

Larmes de joie (Risate di Gioia)

Alors que le miracle économique italien s’amorce, Monicelli filme l’envers du décor : le chômage et la pauvreté, les marginaux sans vergogne et les Sisyphes du quotidien, les forts contrastes qui marquent encore l’Italie (entre Nord et Sud, villes et ruralité, tradition et modernité). Dans un second rôle d’expert en coffres-forts, il offre à Totò une place de passeur entre les farces du néo-réalisme rose et les grandes heures de la comédie à l’italienne, incarnées ici par le talent d’un Vittorio Gassman ou d’un Marcello Mastroianni. Monicelli récidive dans la même veine avec Larmes de joie en 1960, moins célèbre que Le Pigeon mais tout aussi hilarant et percutant : une déambulation désabusée un soir de nouvel an sur fond de galère économique, avec Anna Magnani en figurante de cinéma peroxydée, le vétéran Totò et le tout jeune Ben Gazzarra en pickpockets paumés.

L’articulation du grotesque et de la noirceur va loin dans La grande guerre, chef-d’œuvre de tragi-comédie où deux soldats, joués par Alberto Sordi et Vittorio Gassman, ne pensent qu’à déserter et à en faire le moins possible en pleine Première guerre mondiale. Monicelli fait avancer son duo de bouffons dans un contexte de plus en plus sinistre. Sa finesse en matière de changement de ton est illustrée par une séquence remarquable, où l’on voit une foule en liesse s’apprêter à accueillir l’arrivée en ville d’un régiment de retour du front. Alors que la colonne avance sur la rue principale, on découvre que les soldats sont dans un état pitoyable et qu’ils sont surtout bien peu nombreux. Au fur et à mesure que le plan suit leur passage, les cris de joie se transforment en murmures puis en silence sépulcral. De la comédie, on passe à la tragédie.

La Grande Guerre (La grande guerra)

L'armée Brancaleone (L'armata Brancaleone)

Monicelli, qui a grandi sous le fascisme, demeurera tout au long de sa vie un militant engagé, critique des dérives du pouvoir. Mais au cinéma, il préfère détourner les clichés et les préjugés en les tournant en dérision. Il renvoie à ses spectateurs le reflet grotesque de leurs travers tout en les amadouant et en faisant du rire un terrain de connivence, pour mieux susciter la réflexion et souffler un petit vent de rébellion. L’Armée Brancaleone, épopée médiévale picaresque où l’on suit les mésaventures d’une sorte de Don Quichotte parodique, révèle le caractère dérisoire de toute quête de pouvoir. Son Brancaleone (Gassman encore) est ridicule dans sa croisade pour un mirage, mais il est aussi attachant, avec sa communauté de déshérités en fière armée idéaliste qui entend défier l’injustice et l’intolérance.

Une dizaine d’années plus tard, Un bourgeois tout petit petit est un film bien plus violent et pessimiste, peut-être l’un des plus troublants du cinéaste. Alberto Sordi y joue un employé de bureau insignifiant qui a placé toutes ses ambitions dans son fils unique. Dans cette tragédie de la médiocrité, Monicelli passe cette fois de la franche comédie à l’horreur totale, s’interrogeant sur les monstres ordinaires dont accouche une société moderne enlisée économiquement, politiquement et moralement. Les temps changent, la période de la comédie à l’italienne est en quelque sorte révolue. Mais Monicelli ne cessera jamais d’explorer la veine comique – avec toujours, en contrepoint, une touche d’amertume, de mélancolie ou de désenchantement. Il le disait des acteurs, mais la phrase lui va comme un gant : « Les vrais comiques sont des tragédiens nés ».

Un bourgeois tout petit petit (Un borghese piccolo piccolo)

Pour approfondir à la Médiathèque: « Entretien avec Mario Monicelli » et « Les comédies à l'italienne » par Anne de Gasperi, Ciné Nice n°16, 2007.