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ProgramIngmar Bergman, corps et âme

Apolline Caron-Ottavi
September 6th, 2022
Ingmar Bergman, corps et âme

Notre cycle Bergman inédits propose de découvrir, aux côtés de certains classiques, des restaurations de films rarement montrés au Québec: films du cinéaste et documentaires autour de son travail dialoguent et témoignent d’éléments clés de l’œuvre bergmanienne.

« Le visage d’un acteur est l’élément le plus évocateur d’un film », affirme Ingmar Bergman dans le documentaire portant son nom et réalisé en 1971 sur le tournage de The Touch par Stig Björkman. La première séquence de The Touch, dans laquelle Karin (Bibi Andersson) se rend à l’hôpital pour voir sa mère décédée, illustre d’emblée ce propos : toute la complexité et l’amplitude des émotions passe dans cette séquence par le visage de l’actrice. Et c’est justement de ce visage bouleversé que tombe amoureux David (Elliott Gould) au détour d’un couloir de l’hôpital, initiant une romance torturée qui est peut-être l’incarnation ultime d’une des obsessions bergmaniennes : le lien irrationnel qui unit un être humain à un autre, tel un acte de défense contre la froideur et l’indifférence.

The Touch est le premier film que Bergman tourne dans une langue étrangère. Du fait de l’usage de l’anglais, qui n’est la langue maternelle ni de Karin ni de Bibi Andersson, les dialogues vont droit au but, renvoyant à l’impulsivité de la passion qui unit les deux personnages (poussée jusqu’à une conclusion trop abrupte pour être à la hauteur des sentiments, comme c’est parfois le cas dans l’existence). L’essentiel se joue donc sur les visages et à travers l’interaction des corps, dans un chassé-croisé amoureux à l’échelle de plusieurs années de vie ou de quelques instants décisifs. Dans un passage mémorable (dont le tournage est dévoilé dans Ingmar Bergman de Björkman), Andersson interprète la façon dont un cœur brisé plonge le corps tout entier dans un état de souffrance. Sa déambulation dans un appartement vide, au cours de laquelle son corps lâche, nous rappelle à quel point le cinéma de Bergman est physique, alors même qu’il aborde les tourments de l’esprit.

Les créateurs de Ingmar Bergman : Through the Choreographer’s Eye ne s’y sont pas trompés : le réalisateur Fredrik Stattin et quatre chorégraphes suédois rendent hommage au cinéaste à travers des pièces dansées qui explorent la question des relations et des émotions humaines avec une expressivité corporelle exacerbée. Bergman lui-même s’est déjà prêté à la mise en scène chorégraphique de façon littérale, avec le mystérieux court métrage The Condemned Women Dance, où quatre femmes de différents âges exécutent sur la musique de Monteverdi un ballet qui prend l’allure d’un jeu de rôle existentiel. Cette attention au mouvement des corps traverse plus généralement toute son œuvre : son acteur fétiche Max von Sydow en témoigne dans Ingmar Bergman, lorsqu’il qualifie la démarche du cinéaste de composition, fondée sur le rythme.

La façon dont la chorégraphie des corps et la cartographie des visages sont sublimées par Bergman est l’occasion de souligner l’importance de sa collaboration avec le directeur de la photographie Sven Nykvist, qui aurait fêté ses 100 ans cette année. Après une première contribution sur Sawdust and Tinsel en 1953, il devient l’inséparable acolyte du cinéaste dès les années 1960. Nykvist est un maître de la lumière, révélant l’expressivité des acteurs et modelant l’espace à chaque plan. Son apport est notamment flagrant dans Face to Face, œuvre qui, dans sa forme télévisuelle et son remontage pour le cinéma, relève presque du huis clos, spatial et mental. La lumière joue un rôle primordial dans la mise en scène de cette plongée dans l’intériorité d’une psychiatre qui sombre elle-même psychiquement. Tandis que le visage de Liv Ullmann est assailli par les clairs obscurs, il en faut peu pour basculer de la luminosité confinée d’un intérieur familial à la noirceur de réminiscences nocturnes, ou de la pâle froideur du monde extérieur à l’ambiance blafarde de l’hôpital.

Impossible enfin de ne pas mentionner au sein de ce cycle un film qui n’a au premier abord que peu à voir avec les précédents et qui offre pourtant un accès inédit à l’univers de Bergman : Fårö Document, un documentaire tourné en 1969 sur l’île de Fårö, dans la mer Baltique. Dans ce film magnifique, le cinéaste rend hommage à sa terre d’élection, sur laquelle il a trouvé refuge, tourné six de ses films (incluant Persona et La passion d’Anna) et où il s’éteindra en 2007. En compagnie de Sven Nykvist, qui tourne en 16 mm, Bergman interroge les habitants de cette île isolée, confrontés aux défis d’une ruralité négligée par le monde contemporain. Il filme leur quotidien de labeur et prend acte de la fracture générationnelle en cours. Le cinéaste conclut ce film d’observation sur un ton pamphlétaire, prenant fait et cause pour ces gens en dénonçant le mensonge d’une société qui prétend être égalitaire. Bergman n’aura jamais été aussi frontalement politique que dans ce film-ci. Tout en étant distinct des fictions du cinéaste, Fårö Document recèle bien des clés de son œuvre : l’image obsédante d’un mouton qu’on égorge ou la fascination pour l’indéfinissable lumière du nord, l’étrange cohabitation de la couleur et de son absence, la capacité à créer avec peu ou à faire naître les sentiments les plus complexes du dépouillement le plus total… Et, enfin, toujours cette même attention pour les visages, témoignant d’un inlassable désir d’accéder à l’humanité des autres.