AnimationEros au féminin, sur papier et sur écran
Blink Blank, la revue du film d’animation, continue sur sa lancée avec un troisième numéro paru début avril. Le ballet d’articles commence par une entrevue avec Michel Gondry, revenant sur l’éclectisme d’un réalisateur qui n’a de cesse de se réinventer. De ses clips musicaux vertigineux d’inventivité (pour Radiohead, Björk, The Chemical Brothers et tant d’autres) à ses films bourrés de trucages et mécanismes loufoques, le passionné de cinéma d’animation revient sur des années de travail et d’influences. S’y glisse une invitation à parcourir le compte Instagram du réalisateur qui y publie depuis quelque temps des clips d’animation en papier découpé aussi astucieux que surprenants.
Comme dans les derniers numéros, les auteurs et autrices de Blink Blank reviennent sur de plus ou moins grosses productions qui ont marqué l’année, du lauréat aux Oscars Soul (2020) à des films plus atypiques, comme l’hybride Sous le ciel d’Alice (Chloé Mazlo, 2020). La section Work in progress met à l’honneur le travail de Yamamura Kôji, celui de Patrick Imbert et le nouveau film de Fernando Trueba et Javier Mariscal (Chico et Rita, 2010) tandis que celle de La fabrique de l’animation célèbre le savoir-faire minutieux de Michèle Lemieux et son écran d’épingles.
Et, pour la troisième fois depuis la création de la revue, Blink Blank propose un dossier thématique brillant d’actualité et de nouveautés. Intitulé Éros au féminin, la section invite les autrices et auteurs du numéro à se pencher sur le travail de plusieurs réalisatrices : sexualité, érotisme et désir s’accordent au féminin dans cette trentaine de pages célébrant des artistes qui s’approprient le médium de l’animation pour se dégager du male gaze.
Si le numéro s’attarde sur des films réalisés ces deux dernières décennies, la relation entre femmes et animation n’est pas nouvelle. Historiquement, l’animation s’est révélée être un médium (et une industrie) favorable aux femmes, notamment grâce/à cause de son association avec le cinéma pour enfants. Engagées pour des tâches minutieuses sur de gros projets (pour la création de décors, la colorisation), mais éclipsées par leurs collègues masculins plus haut placés, les femmes ont finalement eu accès à la réalisation plus rapidement que dans d’autres secteurs cinématographiques. Le travail solitaire de l’animation permettait aussi à beaucoup de femmes de se lancer dans des projets qui nécessitaient peu de moyens matériels et financiers, et de conjuguer leur pratique artistique à une vie familiale. Pour plusieurs, l’animation devient alors un terrain fertile de jeu, d’expérimentations plastiques et d’expression.
Ce sont dans les marges qu’ont commencé à se dessiner des expressions plus singulières et revendicatrices, avec des œuvres qui flirtent souvent avec le cinéma expérimental, l’art vidéo, l’essai, l’autobiographie. En parallèle d’une intensification des mouvements féministes, les réalisatrices s’emparent de l’animation pour exprimer leurs fantasmes, désirs et revendications, pour s’extraire d’un male gaze dominant autant dans les politiques visuelles que les discours électoraux. La tendance s’accélère dès les années 70, comme le soulignait Jayne Pilling dans un livre aussi complet que nécessaire sur les femmes et l’animation (Women and animation: a compendium, 1992). C’est d’ailleurs avec elle que s’entretient Marcel Jean dans la correspondance qui ouvre le dossier.
En 50 ans, ce qui a surtout évolué est l’encadrement financier et la reconnaissance dont peuvent jouir de nombreuses cinéastes, notamment au Canada, grâce à l’historique soutien déployé par l’ONF suivi par d’autres organismes de production. Puis #MeToo et les collages féministes sont passés par là, rappelant la nécessité d’investir autant les lieux publics que la sphère numérique pour y crier nos droits. Les écrans de festival (substitués par nos écrans d’ordinateur en temps de pandémie) n’y échappent pas et se retrouvent être le lieu de luttes multiples. Avortement, harcèlement, dysmorphie corporelle, troubles alimentaires, standards de beauté patriarcaux… Aujourd’hui, il est heureux de constater la lumière dans laquelle ces sujets, qui prennent autant de formes qu’il y a d’animatrices, sont portés par leurs réalisatrices. Présentes en festivals, régulièrement récompensées, soutenues par des résidences et programmes de création, les femmes cinéastes ont plus facilement accès aux tribunes. Nulle surprise dès lors que les sujets mis de l’avant reflètent plus égalitairement les intérêts et questionnements de la moitié de la population, des thèmes traditionnellement teintés de regards masculins ou tout simplement absents des écrans. Plaisir et masturbation féminine, ménopause, menstruation… le tout se décline sous autant de facettes qu’il existe de manières de se sentir femme.
Le dossier thématique Eros au féminin se prolonge sur nos écrans puisque les 27 et 29 mai, la Cinémathèque proposera deux programmes de courts métrages construits en écho au numéro de Blink Blank. À travers 15 films, Corps-à-corps, image par image célèbre la diversité du médium animé et la force avec laquelle des réalisatrices, pionnière et émergentes, confrontent notre (et surtout leur) rapport au corps féminin. Les réalisations de Carol-Ann Belzil-Normand, Laura Benavidez, Michèle Cournoyer, Élodie Dermange, Barbara Hammer, Camila Kater, Lori Malépart-Traversy, Izibene Onederra, Kayla Parker, Émilie Praneuf, Suzan Pitt, Joanna Quinn, Kabuki Sawako, Martina Scarpelli, Naomi Uman témoigneront de quarante ans d’animation, de 1979 à 2019. Dans une pluie de subjectivités multiples, la peinture sur pellicule, le stop motion, l’encre, la 2D traditionnelle et numérique s’animent dans des films tantôt abstraits, tantôt figuratifs, parfois expérimentaux, plus ou moins narratifs, documentaires ou allégoriques, mais toujours percutants.