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CinémaLes nouvelles chairs de David Cronenberg

Apolline Caron-Ottavi
31 janvier 2022
Les nouvelles chairs de David Cronenberg

Filmés dans la matérialité de leur chair, les personnages de David Cronenberg sont souvent malades, balafrés, fiévreux, excités… De film en film, le cinéaste s’est imposé comme l’un des grands cinéastes du corps – et donc aussi, de fait, de l’esprit qui s’y cache et le métamorphose…

Que ce soit à travers la contamination (Shivers, Rabid), l’addiction (Naked Lunch, eXistenZ, Maps to the Stars), la mutation (Scanners, Crash, Videodrome), le basculement psychique (Dead Ringers, Spider, A Dangerous Method), les corps des protagonistes de Cronenberg sont en effet vulnérables et périssables, rappelant sans cesse aux individus leur propre mortalité, tout en perturbant la bienséance d’un monde policé où les pulsions sont systématiquement refoulées. De même que la psyché torturée (paranoïa, démence, hallucinations) des personnages de Cronenberg les rapproche parfois d’une sorte d’extrême lucidité, de même l’apparition de leurs corps mutants et l’indéniable acuité de l’expérience qu’ils en font brouillent les frontières de la réalité et nous force à complexifier la perception qu’on en a.

Au croisement du corps et de l’esprit, on retrouve tout naturellement la sexualité. Depuis Shivers, où un parasite transforme les individus en maniaques sexuels, jusqu’à A Dangerous Method, où le cinéaste aborde le subconscient de façon plus explicite que jamais en se penchant sur la relation de Carl Jung à sa patiente Sabina Spielrein, le sexe sert de révélateur, mettant à jour les différentes strates de la nature humaine et les multiples facettes d’une réalité toujours plus fuyante qu’il n’y paraît. Si cette sexualité protéiforme peut paraître monstrueuse, elle est parfois également salvatrice. C’est le cas chez les protagonistes de Crash qui, suite au réveil de leur désir à travers la violence d’un accident de voiture, se libèrent d’une routine mortifère pour réapprendre à exister : ayant basculé dans le monde des morts, ils en reviennent certes détruits mais aussi plus vivants qu’ils ne l’ont jamais été, plus vivants que les occupants privés d’émotions des voitures qui grouillent toujours plus nombreuses sur l’autoroute de la monotonie. Dans A History of Violence, œuvre qui semble en quelque sorte résumer et expliciter les réflexions du cinéaste, la façon dont le couple renoue sauvagement avec sa sexualité sur les marches d’un escalier prend la forme d’une tentative pour renouer plus généralement avec la vie, après des années d’un quotidien aussi rangé qu’illusoire.

Incarnations métaphoriques de notre époque, les personnages de Cronenberg ont parfois la tentation d’échapper à la réalité en s’enfermant dans une bulle aseptisée; celle-ci est cependant vouée à éclater lors de la résurgence de leurs pulsions. À l’articulation entre la technologie et l’organique qui habite l’œuvre du cinéaste répond ce mouvement contradictoire entre un repli psychique des individus, pour se protéger d’une réalité menaçante, et l’ouverture – souvent littérale – de la chair, exposant leur vulnérabilité. Dans eXistenZ, les humains se branchent au monde virtuel par le biais d’un trou obscène dans leur épine dorsale; le tandem fusionnel des jumeaux gynécologues de Dead Ringers déraille suite à la découverte du vagin hors normes d’une actrice; dans Crash, les lèvres de l’érotique cicatrice sur la cuisse de Rosanna Arquette sont devenues une image iconique… Et impossible bien sûr de ne pas mentionner la plaie béante qui s’ouvre dans le corps du héros de Videodrome afin qu’il absorbe les cassettes vidéo qui lui lavent le cerveau.

La chair, avec ses imprévisibles excroissances, relève aussi bien de la pure et simple hallucination que d’un excès de réel qui a tout autant de quoi rendre fou; elle est responsable d’irruptions et d’intrusions intempestives dont le cinéma de Cronenberg regorge : des créatures dégoulinantes de fluides prennent corps sur des machines à écrire (Naked Lunch), une bonne vieille mouche s’immisce dans une machine futuriste (The Fly), un sein se dévoile au milieu d’un accident de voiture (Crash), des miséreux révoltés hantent le parcours d’une voiture blindée (Cosmopolis)… Autant de grains de sable dans un engrenage trop bien huilé, entraînant des transformations, des métamorphoses et des distorsions qui nous renvoient un reflet ambigu.

Ce plaisir de l’incarnation – d’inventer de nouvelles chairs – qui caractérise le cinéma de Cronenberg n’est sûrement pas étranger à son goût pour les défis en matière d’adaptation littéraire. Sa relation à la littérature (qu’il poursuit d’ailleurs aujourd’hui en ayant lui-même pris la plume) n’a jamais cessé de ponctuer son œuvre filmique : de The Dead Zone (adapté du roman éponyme de Stephen King) à Cosmopolis (à partir de celui de Don DeLillo) en passant par l’adaptation du roman graphique de John Wagner et Vince Locke A History of Violence et, surtout, par les célèbres Naked Lunch de Burroughs et Crash de J.G. Ballard; deux romans considérés comme inadaptables jusqu’à ce que Cronenberg s’y attelle, parvenant avec brio à donner corps à l’écriture expérimentale ou à l’abstraction intellectuelle.

Si Cronenberg s’est ainsi parfois inspiré de créations d’écrivains, il a su créer un univers visuel (et sonore, avec l’aide de son fidèle complice Howard Shore) absolument novateur et unique en son genre. En réinventant l’horreur du côté du cauchemar corporel, médical, viscéral, c’est lui qui a fini par avoir une indéniable influence sur des générations de cinéastes et d’artistes. « Il faudrait décerner des prix pour les plus beaux organes » : cette phrase de l’un des jumeaux Mantle dans Dead Ringers est une clé pour comprendre la façon dont Cronenberg saisit la beauté de cette part prosaïque de l’humain que l’on cache, refoule, rejette. À l’heure où le narcissisme, les prothèses en tout genre et le culte la dématérialisation sont en plein essor, il est urgent de redécouvrir l’intelligence et la malice parfois amusée des visions de Cronenberg – en attendant son prochain film, prévu pour 2022, qui portera semble-t-il sur la façon dont des humains, dans un futur proche, apprennent à se passer de leur corps…