CinémaNotes sur deux films d'Otar Iosseliani
À l'occasion de notre cycle consacré à Otar Iosseliani, nous republions ces textes de Jerry White, parus en 2018 dans le dossier sur le cinéma géorgien qu'il avait dirigé dans le n°19 des Dossiers de la Cinémathèque.
Il était une fois un merle chanteur (URSS, 1970)
Otar Iosseliani a quitté la Géorgie au début des années 1980, après avoir lutté, sans succès, contre les restrictions de l’industrie cinématographique soviétique pendant les deux premières décennies. Son travail avait toujours présenté la Géorgie soviétique avec une certaine nostalgie qu’il était difficile de ne pas lire comme étant une satire mécontente. Et bien que son travail se soit toujours très clairement déroulé dans le présent, Iosseliani est plus fortement influencé par le cinéma muet que n’importe lequel des cinéastes ayant atteint l’âge de maturité pendant les années 1950 et 1960, avec une exception possible pour Mikhail Kobakhidzé, dont les courts métrages, renfermés dans les collections de la Cinémathèque québécoise, seront diffusés avant la plupart des films de cette Semaine du cinéma géorgien.
On peut lire tout cela, « entre les lignes », dans l’interview qu’il a accordé à Michel Ciment, en 1969, pour la revue Positif (n°110, novembre 1969, p.46). Lorsque Ciment lui a demandé : « Comment vois-tu le cinéma géorgien ? », il a répondu : « Il a des vieilles traditions et existe depuis soixante ans. A l’époque muette on tournait jusqu’à quatre-vingt longs métrages par an. Il y avait des salles de cinéma géorgien à Moscou, à Léningrad, à Kiev ».
La première chose à savoir sur Iosseliani est que sa mise en scène, son approche du jeu, son sens de l’humour, se tournent tous vers les premières années, cette âge d’argent du cinéma géorgien. Ceci est nettement visible dans Il était une fois un merle chanteur, bien que son protagoniste, joué par Guéla Kandelaki, soit aussi non-muet qu’on puisse l’être : percussionniste dans un orchestre symphonique. Le voir partir en courant de sa performance puis arriver juste au moment où le tambour est appelé, fait fortement penser à Keaton dans la cabine de projection, dans Sherlock Jr., tout comme les quelques relations mélancoliques qu’il entretient avec le sexe opposé.
Iosseliani a finalement exprimé son opinion concernant la situation actuelle. Il a félicité le cinéaste Nikoloz Shengalia, un géant du cinéma muet, mais n’a pas pris la peine de mentionner que, les fils de Shengalia, Giorgi et Eldar, contemporains de Iosseliani, poursuivaient aussi une carrière de cinéastes. À la place, il a dit à Ciment que : « Actuellement, il y a dizaine de cinéastes qui peuvent faire des films intéressants, mais on ne peut parler d’école géorgienne. Nous faisons sept films par an ». Petite remarque alors qu’il avait très envie de voir la France, là où les pâturages cinéphiles semblaient plus nombreux et plus verts. Cependant, cette copie 35mm issue des fonds de la Cinémathèque québécoise, montre les façons dont il faisait vraiment partie de cette « école géorgienne », voire qu’il en était à la tête. Il était une fois un merle chanteur nous montre un cinéaste qui fut, comme le très différent Tenguiz Abouladzé, un humaniste fortement engagé, tout en restant aussi quelqu’un qui joue avec le style, tout comme Mikhail Kobakhidzé.
Seule, Géorgie, partie 3 (France, 1993)
Dès les années 1990, Otar Iosseliani a trouvé sa place dans le cinéma français après avoir réalisé des films appréciés et farfelus comme Les favoris de la lune en 1985 et Et la lumière fut en 1989 (les deux ayant gagné un Prix Spécial du Jury au festival international du film de Venise) ainsi que La chasse aux papillons en 1993 (qui, ce qui était auparavant inimaginable pour Iosseliani, gagna un prix au Festival international du film de Moscou). Ces films anarchiques sont aussi définis par une certaine mélancolie qui les rend indissociables de l’expérience de l’exil. Durant cette période en France, Iosseliani a aussi réalisé des projets pour la télévision, et a montré un réel intérêt pour les « petites cultures » européennes.
Son documentaire assez direct sur le Pays basque, Euzkadi (1983), est clairement marqué par son identité de cinéaste géorgien, un pays dont la langue est aussi éloignée du russe que le basque l’est du français (de plus, le basque et le français utilisent le même alphabet, ce qui n’est pas le cas du russe et du géorgien). C’est de cette façon qu’il faut regarder Seule, Géorgie : le travail de quelqu’un qui a de l’expérience avec les conventions du documentaire télévisuel français, qui a été en exil pendant une période relativement longue, et qui voit le pays dont il est parti, changer de manière absolument prometteuse (la Géorgie est devenue indépendante en 1991) et toute aussi tragique (l’indépendance a presque immédiatement pris fin suite à un coup d’État, une guerre civile, et des nettoyages ethniques).
Le film a été tourné en trois parties, et dure 235 minutes au total. Dans la dernière partie, il y a quelques scènes émouvantes, telle une manifestation aux chandelles sur l’avenue Rustaveli à Tbilissi qui est défaite lors de l’arrivée de tanks et qui à leur tour font face à un mur de manifestants qui scandent des slogans et entonnent des chants traditionnels géorgiens. Mais c’est avant tout une implication assez directe dans une situation politique qui n’était en aucun cas résolue (comme les images de fin de villages boueux, déchirés par la guerre, dont témoignent les coups de feu entre militaires et réfugiés désespérés). Les toutes dernières images de chaises vides sur fond de musique mais sans musicien en vue, évoque le souvenir extrêmement mélancolique de Il était une fois un merle chanteur.
Voici comment Iosseliani a décrit le projet dans l’introduction de la première partie du film (citation tirée de (Et) Le cinéma d’Otar Iosseliani (fut) d'Anthony Fiant, Lausanne: L'âge d'homme, 2002) : « Nous allons vous parler de la Géorgie, vous présenter son art, ses traditions et son passé. Nous allons vous raconter la sombre période bolchevique qui a directement produit les drames actuels (…) À travers les documents filmés et extraits de films qui nous ont été confiés pour réaliser ces deux soirées, cinq générations de cinéastes géorgiens ont voulu faire connaître l’histoire et la culture de ce pays que nous aimons, dont nous sommes fiers et dont parfois nous avons honte ».
Pour approfondir à la Médiathèque:
Revoir le cinéma géorgien, Les dossiers de la Cinémathèque n°19, Centre for European Studies / La Cinémathèque Québécoise, 2018.