Skip to contentSkip to navigation

ExpositionRévolutions charnelles : David Cronenberg, Sabrina Ratté et Louise Bourque

Doriane Biot
12 janvier 2022
Révolutions charnelles : David Cronenberg, Sabrina Ratté et Louise Bourque

Alors que nous déplorons une énième fermeture des cinémas entre autres lieux culturels, les salles d’exposition, galeries et musées restent accessibles et offrent, à ceux qui osent braver le froid, un peu de lumière dans le noir pour se défaire de la solitude en compagnie d’images.

Cet hiver à la Cinémathèque, les viscères du cinéma s’exposent à travers trois déclinaisons formelles d’une même thématique. Qu’il s’agisse des effets gores de The Brood, des fluides corporels infiltrant les espaces léchés de House of Skin ou du liquide menstruel des images féministes de Jours en fleurs, le corps impose sa présence dans nos salles. En ces temps suspendus, le cœur de notre institution continue ainsi de battre au rythme des frissons causés par les œuvres de David Cronenberg, des pulsations électriques de Sabrina Ratté et des tourbillons de matière de Louise Bourque.

Body horror

Maître incontesté du genre de l’horreur corporelle, David Cronenberg a fait du corps — transformé, malade, ou habité de pulsions et désirs — le lieu de fondements identitaires. Les sujets incarnés de Cronenberg vivent des perturbations morphologiques, l’épiderme devient un lieu de passage poreux entre l’intérieur et l’extérieur, traversé par nombres de parasites et fluides, un lieu dialectique entre le soi et l’autre, le mort et le vivant, ouvrant finalement sur des questionnements existentiels profondément ancrés dans une expérience physique. L’exposition Parasites et dépendances, présentée dans le Foyer Luce-Guilbault, revisite les œuvres du réalisateur à la lumière de motifs qui traversent les récits du cinéaste : parasites, sexualité débridée, corps transformés, virtualités, fusion des chairs et de la technologie, fascination pour la microbiologie, la psychologie et la psychanalyse... Ces thèmes s’entrecoupent et se déclinent, agissent comme des obsessions et des dépendances qui se dévoilent et prennent différents aspects dans la filmographie horrifique de Cronenberg.

Exposition Parasites et dépendances

Exposition Parasites et dépendances

Et c’est souvent à travers un traitement cru, presque haptique, que le cinéaste dévoile les membres difformes, les plaies ouvertes et autres protubérances de ses protagonistes. Des effets spéciaux et accessoires de tournage visqueux attestent de ce rapport particulier à la matière, rendant plus concrètes les violentes transformations vécues par ses personnages. L’exposition présente ainsi plusieurs accessoires utilisés lors du tournage d’eXistenZ : un câble de branchement évoquant un cordon ombilical ou encore une manette de jeu aux allures d’organe.

Horreurs digitales et matière électrique

L’installation monumentale qui occupe la Salle Norman-McLaren, une commande d’œuvre de la Cinémathèque, fait directement écho à l’univers qui habite le Foyer. Puisant son inspiration dans des œuvres comme The Fly, Scanners, Videodrome, Dead Ringers, The Brood, eXistenZ et Crash, Sabrina Ratté propose une mise en exposition de House of Skin, qu’elle présente comme son premier film d’horreur.

Exposition House of Skin (Sabrina Ratté)

Exposition House of Skin (Sabrina Ratté)

D’origine canadienne et établie à Paris, l’artiste navigue depuis une dizaine d’années entre les mondes du cinéma, des arts médiatiques et de la musique électronique. Ses créations hybrides — vidéos, animations 3D, installations, impressions, sculptures — exploitent les technologies analogiques et numériques pour faire émerger des formes abstraites, géométriques ou organiques sublimées par des compositions sonores hypnotisantes.

Depuis quelques années, la modélisation 3D vient se greffer aux synthèses et feedbacks de Sabrina Ratté, comme dans Built-in Views (2016) ou Aires (2016). L’esthétique analogique empreinte de nostalgie de ses premières créations se retrouve alors augmentée d’une dimension futuriste apportée par des logiciels comme Camera 4D. Des couloirs corporatifs et des architectures surréalistes ou utopiques surgissent pour structurer la matière vidéo, la contenir ou la faire exploser à l’écran. Entre passé et futur, les paysages désolés de Sabrina Ratté interrogent la subjectivité et l’expérience intime ou collective d’un espace pris entre le réel et l’imaginaire, le rêve et le cauchemar.

Entretien exclusif avec Sabrina Ratté et Roger Tellier-Craig

Alors que les formes humaines étaient jusqu’alors absentes des créations de l’artiste, dans House of Skin, Sabrina Ratté explore la chair et la matière organique qu’elle confronte à la rigidité des structures qui l’accueillent. L’œuvre projetée est accompagnée de cinq moniteurs cathodiques reprenant des motifs générés par le corps humain : battements de cœur, signaux neurologiques, rythmes de respirations... Cet espace imaginaire, chargé d’énergie, est baigné dans la composition sonore atmosphérique et grouillante de Roger Tellier-Craig avec qui l’artiste collabore régulièrement depuis la vidéo Mirage (2010). Des bruits mécaniques et analogiques se mêlent aux sonorités organiques, mouillées et suintantes que l’on sent sortir de l’écran monumental qui trône au centre de la pièce. L’immersion imposée par cette immense projection enveloppe le visiteur qui se retrouve intégré à l’univers techno-organique de Ratté. L’épiderme de l’écran éclate, les téléviseurs débordent de l’espace filmique, notre corps rejoint les masses difformes exhibées dans le monde de House of Skin.

Émulsions sur le corps du film

Finalement, c’est sous le signe de l’intime que l’exploration du corps se poursuit dans l’Agora de la Cinémathèque. Avec l’un de ses films les plus abstraits, Louise Bourque confie aux murs du bâtiment les secrets de Jours en fleurs. Son travail sur la matérialité de la pellicule, qui caractérise la majorité de l’œuvre de la cinéaste expérimentale, s’accompagne d’une décomposition photochimique induite par une macération prolongée dans son sang menstruel. Se jouant de l’expression acadienne « être dans ses fleurs », désignant la période de règles, elle ancre cette expérience dans le concret de ses substances organiques. La beauté réside dans le hasard des agressions vécues par l’émulsion alors que de nouvelles images surgissent, des taches, auréoles et bouquets de sang. L’explosion de couleurs et de textures ouvre un espace entre le social, le politique et le corporel dans cet autoportrait de femme. Une rencontre directe du corps et du film.

Intsallation Jours en fleurs (Louise Bourque)

Intsallation Jours en fleurs (Louise Bourque)

Trônant dans l’Agora, les valses sanguines et florales de Louise Bourque veillent sur les films de Cronenberg, confrontant leur authenticité sensible à ses effets spéciaux. Chez Bourque, c’est la pellicule elle-même qui devient le corps dégénéré, agressé et monstrueux. Mais cette monstruosité, comme chez Cronenberg, nous capture dans un entre-deux, à la lisière du dégout et de la fascination, qui nous plonge dans une enivrante poésie.