CinémaSe souvenir de Jean-Luc Godard
La veille de sa mort volontaire, Jean-Luc Godard a bouclé un court métrage inédit de 18 minutes que la Cinémathèque est heureuse de présenter en première québécoise. Intitulé Scénarios (2024), il sera suivi du moyen métrage Exposé du film annonce du film « Scénario » (2024), tourné en 2021, dans lequel Godard expose son projet. À cette occasion, nous recevrons Fabrice Aragno, collaborateur du cinéaste depuis Notre musique (2004), et présenterons en 3D Adieu au langage (2014), œuvre majeure de sa période expérimentale, ainsi que le court métrage Les trois désastres (2013).
À l’instar de tous les films de réemploi de Jean-Luc Godard, Scénarios, qui restera comme l’ultime geste de cinéma, s’articule autour de l’idée de fragment. Le film est fragmenté, composé de deux chapitres (« ADN, éléments fondamentaux » et « IRM, odyssée »), mais surtout réutilise des extraits de vidéos et de films, leur assemblage formant un éblouissant maelstrom que des sons de scanners et de machines industrielles viennent agrémenter. Résultat : un bouillonnement de pensées, de pistes réflexives et d’éclats de montage, s’inscrivant dans la droite ligne des Histoire(s) du cinéma (1988-1998) et du Livre d’image (2018). Scénarios est aussi un film au-dessus duquel plane le spectre de la mort. Godard montre des scènes d’agonie et d’accidents mortels issues de toute l’histoire du cinéma, de Hawks à Rossellini en passant par ses propres films. Si sa voix tapisse l’ensemble du film, il n’apparaît en personne que vers la fin. Assis sur son lit, il semble prêt à s’allonger dans un cercueil imaginaire. Le cinéma serait-il l’art le plus à même de représenter le trépas ?
Film annonce du film qui n’existera jamais : « Drôles de Guerres » (2023) nous l’a montré : Jean-Luc Godard aimait « storyboarder » ses films dans des carnets illustrés contenant citations, collages, pensées et peintures imprimées. En s’appuyant sur une démarche analogue à celle mise en œuvre dans Scénario du film « Passion » (1982), Exposé du film annonce du film « Scénario » montre JLG expliquer le film Scénarios (initialement conçu comme un long métrage en six parties) en parcourant le scrapbook. Un album qu’il égraine d’annotations et de dessins au fur et à mesure qu’il en tourne les pages. De sa voix chevrotante, il donne des indications tantôt sûres, tantôt incertaines. Ses mains, souvent cadrées en gros plan, nous guident au fil de sa pensée (« la vraie condition de l’Homme est de penser avec ses mains », entendait-on dans Le Livre d’image). Dans cet Exposé du film…, Godard offre plus que des bribes d’un film inachevé, il nous invite à imaginer, à rêver de Scénarios. Après tout, comme disait Pier Paolo Pasolini dans Le Décaméron (1971) : « Pourquoi réaliser une œuvre alors qu’il est si beau de la rêver ? »
En 2013, Jean-Luc Godard réalise le court métrage Les trois désastres, essai poétique et méditatif autour de l’impact des avancées technologiques sur la société et le cinéma. Il constitue un segment de 3x3D, assemblage de films courts réalisés en relief dont les deux autres signataires sont Peter Greenaway et Edgar Pêra. S’il développe, au sein du film, un discours hostile au numérique – « le numérique sera une dictature » dit-il de sa voix sépulcrale – il use de la technologie 3D en laborantin fou, s’adonnant à diverses expérimentations qu’il portera à son apogée dans Adieu au langage.
Dans ce film, Godard pousse la 3D dans ses retranchements, lui retire sa dimension spectaculaire et lui confère un caractère expérimental. L’outil tridimensionnel permet au cinéaste de proposer un regard alternatif sur la réalité, octroyant une profondeur inédite à des scènes du quotidien a priori banales. Comme dans Film Socialisme (2010), le cinéaste confronte la petite et la grande histoire. Une microfiction – un couple en proie à l’incommunicabilité, un chien dont le mutisme sert d’intercession… – croise des images d’archives, des extraits de films et des citations écrites ou prononcées, évoquant ce que le XXe siècle a connu de catastrophes, entre autres le nazisme. Critique d’une société technicienne qui fait fi du langage pour s’exprimer et dans laquelle les mots ont perdu leur sens, Adieu au langage s’impose comme un ludique laboratoire d’expérimentations formelles, et donne l’impression de nager dans un tableau impressionniste. Un film d’une densité exceptionnelle et d’une beauté à couper le souffle.
Vignette d'en-tête tirée de : Scénarios