Skip to contentSkip to navigation

Image tirée de STAB (Space, Time and Beyond), Marie Chouinard, 1986.

Le corps est central dans le travail de Marie Chouinard et il est l’instrument permettant à la fois de connaître le monde, de s’y situer, d’exprimer sa présence et son désir dans et envers ce monde. Le corps est aussi pulsion, sexualité, sensualité, jouissance ; l’artiste ainsi incarnée travaille le fantasme et en donne à voir les rituels et la cosmogonie.

Après avoir étudié le ballet, le théâtre, la danse moderne, le tai-chi, les techniques de relâchement et la danse contact, Marie Chouinard (née à Québec en 1955) a commencé à réaliser des spectacles solos à partir de 1978. Pendant près de 12 ans, elle est en effet seule sur scène jusqu’à la fondation de la Compagnie Marie Chouinard en 1990. J’ai eu le plaisir de voir au Musée d’art contemporain de Montréal une rétrospective intitulée Les Solos, 1978-19981 présentant les performances de Chouinard qu’elle faisait interpréter cette fois par des danseuses — Carole Prieur, Lucie Mongrain, Élise Vanderborght, Marie-Josée Paradis — sous sa direction chorégraphique. Comme le remarquait une chroniqueuse, sa démarche se rapporte autant à la performance qu’à la danse, là où le corps est central comme instrument de la représentation et de l’exécution de l’œuvre. C’est d’abord dans les milieux de l’art contemporain et dans les lieux où l’on présente des performances qu’elle se fait connaître. En effet, depuis Cristallisation (1978), sa première création en collaboration avec Rober Racine, Chouinard ne cesse de repousser les limites de la performance scénique et de fasciner son public avec des chorégraphies telles Mimas, Lune de Saturne (1980) et la célèbre Marie Chien Noir (1982), qui scandalisa à cause de sa longue scène de masturbation. Cette dernière performance, l’une des plus mémorables pour ceux et celles qui ont pu la voir à l’époque fut notamment présentée à Véhicule Art du 7 au 25 avril 19822 avec, en complément de programme, en plus de la pièce de 1980, Plaisirs de tous les sens dans tous les sens (1981).

Marie Chouinard affirme l’importance du corps quand elle écrit : « renverser, rouler, basculer, revirer, tourner, chavirer : chemins vers les autres mondes par le corps, connaissance intime des Ordres et des Désordres3. » Le corps est central dans son travail et il est l’instrument permettant à la fois de connaître le monde, de s’y situer, d’exprimer sa présence et son désir dans et envers ce monde. Le corps est aussi pulsion, sexualité, sensualité, jouissance ; l’artiste ainsi incarnée travaille le fantasme et en donne à voir les rituels et la cosmogonie. Tout cela est bien évidemment truffée des idiosyncrasies hautement personnelles de Marie Chouinard, mais la transmutation chorégraphique et performative crée un langage visuel et corporel qui fascine les spectateurs.

STAB (Space, Time and Beyond)

Visionner


STAB (Space, Time and Beyond), Marie Chouinard, 1986, 6 min.
Chorégraphie, voix et exécution : Marie Chouinard
Costume et effets sonores : Louis Seize
Conception des éclairages : Alain Lortie

Parmi les œuvres où une mythologie impressionne durablement le souvenir et l’émotion des spectateurs, il y a les créatures occupant la scène dans STAB (Space, Time, and Beyond) et L’Après-midi d’un faune qui, sans être identiques, sont proches parentes. Les deux performances dont ces vidéogrammes rendent compte furent créées durant la même période4 et ils témoignent d’un corps appareillé afin de composer son milieu sonore. Souvent présentées conjointement dans un même programme, elles ont frappé les spectateurs à cause de leur corporalité et par la connotation d’une sexualité sulfureuse. La performeuse en bougeant émet des sons, des borborygmes, grondements et râlements. La création de L’Après-midi d’un faune eut lieu en 1987 lors du Festival Danse Canada (Ottawa) et le spectacle est immédiatement repris à Montréal au Festival international de nouvelle danse (FIND) en septembre, avec en première partie STAB (Space, Time and Beyond). « La danseuse ressemble à une bête qui s’éveille », nous décrit la critique Pascale Brénier à propos de cette pièce. « Bruits de respiration, grognements venus du fond des entrailles tiennent lieu de bande sonore »5. Cette bête évolue au sol, elle est chtonienne et il se dégage de ses roucoulements une étrangeté propre aux êtres mythologiques.

« Casquée et chaussée de cothurnes qui émettent, lorsqu’elle marche, des sons métalliques, nous dit encore la critique, Marie Chouinard pioche comme un taureau qui va charger, s’emporte contre une chaîne invisible qui la retient, s’accouple avec la scène dans une suite de mouvements à la fois bestiaux et sensuels6. »

Pareillement, le vidéogramme montre l’évolution de la créature de STAB par son incarnation et son ancrage sonore dans quelque chose de tellurique. On a affaire à un(e) Minotaure ; mais ici la monstruosité n’effraye pas, elle est étrange et on comprend la douleur de sa solitude et de son désir inassouvi. « C’est peut-être avec le solo S.T.A.B. (Space, Time and Beyond) qu’elle incarne le mieux, corps et âme, une vibration venue d’ailleurs », pense Rober Racine. Il ajoute encore : « L’œuvre est saisissante et résonne en nous comme un cycle de vie complet. Il y a métamorphose, voire transfiguration. […] Les mouvements (qui annoncent déjà la gestuelle du Faune) sont ceux d’un être traversé et saisi7 ».

L’Après-midi d’un faune

Visionner


L’Après-midi d’un faune, Marie Chouinard, 1990, 6 min.
Chorégraphie et exécution : Marie Chouinard
Bande sonore : Janitors Animated; Silvy Panet-Raymond
Ingénieur du son: Eddie Freedman
Concepteur des éclairages : Alain Lortie
Costume : Luc Courchesne
Répétitrice : Silvy Panet-Raymond
Directrice artistique : Marie Chouinard

Le faune quant à lui est une figure émanant de la même incarnation, mais passée par le filtre d’un postmodernisme reprenant, citant, parodiant l’œuvre ou les œuvres antérieures initialement inspiré par le poème de Stéphane Mallarmé. La chorégraphie de Marie Chouinard s’inspire de celle de Vaslav Nijinski créée en I912. C’est une pièce beaucoup plus raffinée que la précédente et Chouinard décide de tirer parti des photographies d’Adolf Meyer du spectacle de 1912, plutôt que des annotations chorégraphiques de l’œuvre de Nijinski. Elle reprend ainsi les fameux déplacements latéraux et de profil qu’avait inventés le danseur russe. Le site Web de la Compagnie Marie Chouinard raconte :

« Elle crée une danse de profil évoquant, comme la chorégraphie du chorégraphe russe, les fresques égyptiennes et les bas-reliefs des vases helléniques de l’Antiquité. Les sept nymphes de l’œuvre de 1912 deviennent dans ce solo des présences de rêves, symbolisées par autant de faisceaux de lumière. Elle réalise également, en cours de travail, que la musique de Claude Debussy ne correspond pas à l’idée qu’elle se fait du Faune. Elle développe donc, avec Eddy Freedman, un accompagnement sonore unique en son genre puisque c’est elle qui active en direct, à l’aide de déclencheurs attachés à son corps, des sons enregistrés dans une banque de données8. »

Cette dernière information rappelle l’importance et le rôle des technologies dans le travail chorégraphique de Chouinard. Dans les années 2000, elle réalisera une installation instrumentale, Cantique 3, permettant au spectateur d’interagir avec des têtes grimaçantes9.

Le faune est un hybride, mi-homme, mi-bouc, souvent ithyphallique dans les représentations antiques. Chouinard reste fidèle à de telles images et vers la fin du spectacle, elle arrache l’une de ses cornes qu’elle dispose afin d’en faire un phallus turgescent tout en se mouvant latéralement avec des mouvements suggestifs du bassin. Il y a bien sûr une représentation de l’androgynie chez Marie Chouinard, car bien que le faune soit mâle, le spectateur ne peut faire abstraction du corps féminin qui l’incarne. Cette œuvre chorégraphique, tout comme STAB le faisait de façon plus embryonnaire, parle de l’ambigüité identitaire ou en tout cas de la variabilité du désir et des pulsions. Le faune de Marie Chouinard est lui aussi chtonien alors que celui que décrit Mallarmé dans son poème écrit entre 1865 et 1876 figure la dualité entre l’animal et l’anima, entre le corps et l’âme. Mallarmé étant le fondateur du symbolisme en poésie, il règne dans son texte une évanescence et une abstraction alors que la chorégraphie présente une incorporation manifeste. On peut leur trouver comme point commun de présenter la mythologie de la métamorphose du désir en œuvre d’art.

  1. 1
    Du 21 octobre au 8 novembre 1998.
  2. 2
    La chronologie exacte des activités à Véhicule Art n’est pas toujours la même. L’horaire publié à l’époque par La Presse donnent du 7 au 25 avril, mais on trouvera aussi du 24 mars au 10 avril 1982.
  3. 3
    (1981). Marie Chouinard : chorégraphe et danseuse indépendante. Intervention, (10-11), 68–69.
  4. 4
    Les deux spectacles sont des créations de 1986-1987, même si la vidéo de L’Après-midi d’un faune que nous présentons ici est de 1990.
  5. 5
    Brénier, Pascale, « La Faune : un mélange de beauté et de provocation. » La Presse, 20 septembre 1987, p. C-3.
  6. 6
    Brénier, Pascale, Ibid.
  7. 7
    Voir le très bel album intitulé Compagnie Marie Chouinard Company, Montréal : Les éditions du passage, 2010, p. 14.
  8. 8
  9. 9
Article suivant