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Image tirée de L’œil rechargeable, Michel Lemieux, 1983.

« Rarement un produit émanant des galeries d’art ne fut aussi consommable et par un aussi grand nombre de personnes. »
Jocelyne Lepage

L'Oeil rechargeable

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Extraits de « L’œil rechargeable »/Excerpts from « The Rechargeable Eye », Michel Lemieux, 1983, 36 min.
Performance tournée en public à l’Atelier continu, Montréal, septembre 1983
Directeur de production : Alain Lortie
Éclairagiste : Alain Lortie
Caméra : Rénald Bellemare
Son : Benoit Durocher
Montage : Rénald Bellemare
Costumes : Michelle L. Éthier, Louise Vincent, Denis Larose
Décor et accessoires : Michel Lemieux, Robert Bobby Breton
Toutes les musiques composées, arrangées et exécutées par Michel Lemieux
Paroles des chansons : Alain Fournier, Edouard Lock et Michel Lemieux
Une vidéo montée à PRIM vidéo, 1982/1983

Parmi la génération montante en ce début des années 1980, il est un artiste qui fit grande impression non seulement dans les milieux artistiques, mais aussi auprès d’un public jeune et nombreux : « rarement un produit émanant des galeries d’art ne fut aussi consommable et par un aussi grand nombre de personnes », notait à ce propos Jocelyne Lepage1. Michel Lemieux mélange avec brio musique et chant dans des performances dont le formalisme amalgame gestes, voix et symboles graphiques et le vidéogramme intitulé Extraits de « L’œil rechargeable » nous en restitue la mesure. Né en 1959 à Indianapolis, Lemieux a étudié en production à l’École nationale de théâtre du Canada à Montréal. Il se fait connaitre comme compositeur de la musique qu’il exécute sur scène dans des spectacles d’Édouard Lock et LaLaLa Human Steps et dans Tilt the World avec Silvy Panet-Raymond, dont L’œil rechargeable recycle quelques éléments. Ses performances conjuguent chant et théâtre : le Tympan de la Cantatrice (1982), L’Oeil rechargeable (1982), Solide Salad (1984) et Mutations (1987). Je me souviens que dans ces années-là, il fallait avoir vu ces spectacles pour être dans le coup. Le jeune performer prisait la technologie qui lui fournissait les outils, les appareils et les instruments avec lesquels il fallait de plus en plus composer. La pratique de la performance que les spectacles de Michel Lemieux illustrent est en rupture avec celles, plus conceptuelles, plus actionnistes, moins léchées, plus rituelles et plus « garochées », aurait dit Daniel Dion, de la génération précédente.

Le fonds PRIM d’art vidéo garde trace de L’œil rechargeable par deux enregistrements vidéographiques : l’un produit en 1982, d’une durée de 15 minutes, présente des extraits du spectacle qui eut lieu au bar le Cargo (coin Saint-Denis et Rachel) les 23 et 24 novembre et à Véhicule Art du 25 au 28 novembre ; l’autre enregistrement est daté de 1983 et fait 35 minutes, il a été tourné lors d’une performance à l’Atelier continu en septembre 1983. Il donne une très bonne idée de la teneur de la performance et de la variété des techniques scéniques, musicales et vocales utilisées par Lemieux. La présentation de ce spectacle dans un bar qui fut un temps un lieu de rendez-vous de la jeunesse montréalaise et dans une galerie parallèle associée à l’art actuel de son époque – même si celle-ci allait sous peu disparaitre – signale l’hybridité d’un spectacle à la fois populaire et « élitiste », si l’on considère que la performance s’adressait à un milieu restreint. Michel Lemieux libèrerait la performance de son pédantisme, selon une jeune chroniqueuse de l’époque, Mireille Simard2. Pour elle, « l’esthétique de Michel Lemieux séduit par son côté volage et osé. » On apprendra par cet article que ses modèles sont Laurie Anderson, le groupe Talking Heads, Grace Jones, Bartók, l’homme de théâtre Jean-Pierre Ronfard, ce qui donne un composé de performance techno américaine, de musique populaire de l’époque, avec le théâtre expérimental et exigeant d’un Ronfard. Dans ses performances, Lemieux désamorce sans cesse les situations par des changements de ton et de voix, par l’utilisation inusitée d’objets ou leur intégration dans un théâtre signalétique. Pour lui rien n’est sérieux, tout est relatif, affirme le même article. Il aimerait générer le rire. Est-ce l’ère de la superficialité ? Serait-ce là le désamorçage de la fameuse opposition métaphysique entre la profondeur et la surface ? Ce pourrait être ce qu’un autre chroniqueur rendant compte de la présentation de L’œil rechargeable au Cargo a appelé « le laconisme et la dérision de l’époque »3. Toujours est-il qu’on n’hésite pas à voir en Michel Lemieux un représentant de l’époque dont l’esthétique est colorée du sentiment de l’absurdité que régulent une gestualité sémaphorique, des prouesses vocales et une imagination scénographique impressionnante.

« Mais au Cargo mardi, continu ce chroniqueur, ovation chaleureuse — et méritée — d’un public qui de toute évidence reconnaît en Michel Lemieux l’un des artistes qui exprime de façon représentative le drame (c’en est un !), le vouloir-vivre exacerbé et les aspirations autrement informulées de la jeune génération actuelle4. »

Le chroniqueur remarque que l’une des chansons, « I Want », composition de Lemieux, possède un « extraordinaire pouvoir d’évocation de l’époque. » Cette pièce est chantée alors qu’il joue dans un savant mime avec le fil jaune de son microphone : « I want to be… le mouvement de ton œil », chante le performeur, en une espèce de chanson d’amour, tandis que le fil jaune devient métaphore de la corde au cou. Serait-ce l’image de se pendre avec sa propre corde quand on est en amour ? Chanson légère, elle ne laisse place à aucun romantisme et à défaut d’être grave elle sait être joyeuse et même un peu absurde. Jocelyne Lepage relevait avec étonnement la simplicité des moyens scéniques et les clins d’œil qu’il fait aux avant-gardes russes et à dada. Il y a en effet une sorte de futuro-cubisme épuré faisant référence aux spectacles théâtraux des années 1910-1920 des avant-gardes européennes. Toutefois, si cette généalogie peut avoir du sens c’est en la mettant sur le compte du postmodernisme qui permet la citation ou le recyclage parodique. À la différence des anciennes avant-gardes, en 1982-1983, il n’y a plus d’enjeu révolutionnaire ; on ne cherche plus à connecter l’art et la vie, on ne veut plus de la révolution marxiste ou autre. Lemieux, comme d’autres, propose le drame de la superficialité d’une époque où déjà l’avenir s’annonce à la fois technologique et froid, une ère de l’individualité exacerbée par la présence: « Ici, point de message, sinon celui de la présence5 ». Contrairement aux performances des années précédentes qui souvent se soumettaient à « la tentation du sacré », chez Lemieux il n’y a ni messe ni happening, qu’un rituel sans catharsis ; il « reste profane, presque banal, en tout cas instrumental6 ». Il s’agit en définitive du théâtre musical de notre univers des machines.

  1. 1
    Lepage, Jocelyne. « Michel Lemieux. Une belle salade de fruits », La Presse, 27 sept. 1984 p. B 2.
  2. 2
    Simard, Mireille (1983). « Michel Lemieux. La performance délivrée du pédantisme. » Le Devoir, 3 septembre 1983.
  3. 3
    Brousseau, Jean-Paul (1982). « Michel Lemieux au Cargo. Le laconisme et la dérision de l’époque. » La Presse, 25 novembre 1982, p. B-1.
  4. 4
    Ibid.
  5. 5
    David, G. (1983). Compte rendu de [« L’œil rechargeable »]. Jeu, (27), p. 158.
  6. 6
    Ibid.