On pourrait considérer les années 1970 comme une période d’éveil à la culture populaire, traversée par un courant de renouveau, de retour aux sources envers ce qui touche les arts traditionnels en général. Il s’agit d’une période importante pour l’observation et l’identification de la musique traditionnelle, perçue comme étant un élément identitaire incontournable qui se devait d’être mis en valeur auprès du grand public. Le contexte de l’époque a permis d’exposer et de faire connaître – par l’intermédiaire du disque, des festivals, des lieux publics, du cinéma – des musiciens traditionnels pour qui cette musique était toujours présente dans leur vie. On leur accorde une place importante parce que l’on reconnaît alors que leurs savoirs faisaient partie des éléments qui composent l’identité d’un peuple.
Nous sommes également dans une période où le regard se porte sur la notion d’authenticité et sur la façon de faire voir et entendre cette authenticité : dépouillée, sans artifices ni théâtralité. C’est dans cette perspective que nous sont présentés les films d’André Gladu et Michel Brault. Que nous les appelions films ethnographiques, cinéma-vérité, cinéma de terrain, ils ont tous en commun de vouloir être proches des gens, d’entendre leurs musiques et leurs histoires, sans qu’il y ait une voix hors champ qui nous explique et intellectualise ce que l’on voit. La parole est laissée entièrement aux principaux participants dans leur demeure, dans leur village, dans leur communauté. C’est l’une des forces de cette série que d’avoir ciblé des hommes et des femmes qui incarnent la beauté de cette musique et de ce qui se cache autour : la mémoire d’un peuple.
Des 27 courts-métrages de la série Le Son des Français d’Amérique, neuf ont été tournés au Québec, présentant des hommes et des femmes (violoneux, accordéonistes, chanteurs, harmonicistes, danseurs, gigueurs, joueur de tambour à mailloche) porteurs d’un savoir qui nous exposent une partie de leur histoire, de notre histoire. Cette musique fait partie intégrante de leurs temps libres et s’inscrit dans leur vécu. IIs ont trouvé le temps d’apprendre de façon autodidacte et de mettre en pratique ce savoir à travers leurs occupations, leur travail et leur vie familiale. Comme le mentionne Antonio Bazinet (Envoyez de l’avant, nos gens) : « Ça s’apprend pas comme un coup de l’aile du violon ça! C’était rien que par oreille de même, les gigues qu’on entend là, faut gratter ». Cet apprentissage, dans l’univers de l’oralité, est constitué d’imprégnation, d’observation, d’imitation, de reproduction, d’habilité, de créativité et de mémorisation.
Parmi tous les musiciens et chanteurs des courts-métrages tournés au Québec, seul Philippe Bruneau (Je suis fait de musique) sera un musicien professionnel. Il est aussi l’un des premiers musiciens traditionnels à se questionner et à se positionner publiquement sur ce qui constitue, selon sa vision, l’identité même de cette musique au Québec. Il allait y consacrer sa vie et devenir un des grands maîtres de l’accordéon autant par la qualité de ses interprétations, sa technique de jeu et ses compositions. Indéniablement, il laissera une empreinte profonde et permanente dans l’histoire de la musique traditionnelle québécoise.
Inévitablement la musique traditionnelle est porteuse de la notion « d’ancien », mais s’inscrit aussi dans le temps présent, elle est vivante et en constante évolution, et ce, dans une autogérance collective sans qu’il n’y ait eu de structure officielle pour assurer sa continuité. Si cette forme d’art a traversé le temps, c’est parce qu’il s’agit d’une forme d’expression fonctionnelle et essentielle, qui remplit un rôle social.
Puisqu’elles ont évolué ensemble, musique traditionnelle et danse vont de pair. Les grandes familles de danses collectives (à plusieurs couples) que sont la contredanse, le cotillon, le quadrille, le Set carré et leurs répertoires, ainsi que la gigue (danse solo), ont façonné l’identité de cette culture dite traditionnelle.
Les deux films La révolution du dansage et Pitou Boudreault, violoneux nous permettent de voir cette relation étroite entre musique et danse. Là où les figures de danse, les gestes, les pas, les déplacements sont en symbiose avec la musique. Il y a une grande élégance qui s’anime sous nos yeux et en même temps une grande richesse d’une mémoire et d’un savoir collectif. La beauté de la danse traditionnelle se manifeste dans le geste, mais aussi dans ce qu’elle représente : un acte social où tous ont besoin, au travers de codes préétablis, des autres afin de réussir collectivement la danse et de revenir au point de départ dans l’unité et la cohésion.
Les propos de Georgiana Audet et Arthur Rouleau dans La révolution du dansage ainsi que de Pitou Boudreault nous font entrevoir cette réalité pas si lointaine d’une religion omniprésente qui dictait aux gens de quelle façon ils devaient s’amuser. Si la danse et la musique ont traversé les époques malgré les interdictions religieuses c’est que les gens se sont fiés à leurs instincts et qu’ils ont parfois « danser en contrebande », comme le mentionne Georgiana Audet. La population avait justement besoin de cette forme de divertissement afin de trouver un équilibre; en maintenant les liens sociaux, en formant, l’espace d’un instant, un geste de communication collectif, le tout dans le plaisir et par l’intermédiaire d’une musique qui leur appartienne. L’omniprésence religieuse s’estompe dans les années 1960, ce qui fait dire avec justesse à Arthur Rouleau : « Astheure on danse dans les églises et pourtant c’est le même Bon Dieu! ».
Au moment du tournage, Pitou Boudreault n’avait pas encore acquis la reconnaissance qu’il connaît aujourd’hui au Québec et ailleurs. « J’attribuais aucune valeur à ça », disait-il, en faisait référence à sa musique. Il ne voyait pas l’importance de ce qu’il portait comme héritage. Il faisait partie, comme tant d’autres, de cette grande chaîne où les savoir-faire sont transmis d’une génération à l’autre sans qu’il n’y ait de support autre que la mémoire. Ce n’est qu’un peu plus tard qu’il devint une figure iconique du milieu Trad. La popularité de Boudreault et sa reconnaissance sont dues à différents facteurs d’exposition, de mise en valeur, d’une transmission de son répertoire notamment par le disque, repris par d’autres et rediffusé en y assurant une pérennité. Il a également fait l’objet de recherches universitaires en musicologie et ethnologie. Des gens ont vu en lui le talent de conteur de la vie quotidienne, l’importance de ses propos et de son contenu. Ils ont vu en lui le violoneux porteur d’un esthétisme et d’un répertoire exceptionnel hérité de sa famille comme étant des éléments inhérents à l’identité québécoise.
Pitou Boudreault avait l’aptitude de livrer en paroles et de façon savoureuse cet univers qui entoure la musique dans son contexte, dans sa fonctionnalité et sa raison d’être. C’est sans doute à travers ses propos que l’on peut constater qu’il existe au-delà d’une pièce instrumentale, d’un air, d’une mélodie, toute une dimension affective et contextuelle qui s’exprime et se clarifie par le dire. La parole s’anime et raconte cette vie quotidienne, celle des générations précédentes, de sa famille, des amis, des contextes de performances dans lesquels prend vie cette musique.
Pitou Boudreault, et les musiciens de chacun des films, ont été des témoins importants, voire privilégiés, d’une époque où la tradition orale était le principal vecteur de ce savoir. Au fur et à mesure que les moyens technologiques sont apparus, permettant un support permanent de la mémoire, les modes et les axes de transmission se sont modifiés naturellement, ajoutant d’autres outils et sources d’apprentissage, qui ne demandent plus d’être en contact direct avec un musicien. Pitou Boudreault mentionne à la toute fin du film : « Tu vois comme ça fait, je vais être mort pis je vais être encore parmi le monde ». Boudreault voyait alors, par la voie de la technologie, la continuité de sa mémoire et de son savoir; lui, le menuisier pour qui cette musique représentait une partie importante de son univers. Mémoire de sa famille, de son répertoire, de sa façon de jouer, fixés à jamais.
Que reste-t-il de ce que nous voyons et entendons dans ces courts-métrages? La mémoire et le savoir-faire des principaux acteurs qui ont été filmés sont toujours présents. Pitou Boudreault, Philippe Bruneau (Je suis fait de musique), André Alain (Le reel des ouvriers) sont maintenant considérés comme des références incontournables. Les chansons et la célèbre Turlutte d’Antonio Bazinet (Envoyons de l’avant nos gens) résonnent toujours. Les danses de Georgiana Audet (La révolution du dansage), le brandy, la contredanse (Pitou Boudreault, violoneux) continuent d’alimenter le programme des soirées de danses…
Depuis les années 1970 de nombreux organismes voués à la préservation et à la mise en valeur de la musique traditionnelle ont vu le jour au Québec, offrant des structures, des lieux de rencontre, des festivals, des écoles qui ont favorisé l’intérêt de ces formes d’expression et qui ont contribué à soutenir, à maintenir la musique traditionnelle vivante. Cette prise en charge du milieu est sans contredit un des résultats de cet éveil à la culture populaire des années 1970 dont fait partie la série Le Son des Français d’Amérique.
La musique traditionnelle a su trouver son chemin jusqu’à aujourd’hui parce qu’il n’y a pas eu de rupture dans son parcours, mais bel et bien une continuité. Sa grande présence dans le temps est continuellement assurée par des musiciens, danseurs, calleurs et chanteurs qui vivent cette musique avec passion dans le temps présent. Ils formeront à leurs tours, pour ceux qui suivront, les maillons de la tradition.
Dans le film sur Le quêteux Tremblay, celui-ci, isolé dans sa cabane dans le fond des bois, disait « Je voudrais finir ma vie parmi le monde ». Être parmi le monde n’est-il pas, en partie et symboliquement, faire partie de la mémoire des gens? Près de cinquante ans après le tournage, le nom du quêteux est toujours sur les lèvres de milliers de musiciens traditionnels d’ici et d’ailleurs par le biais de cette magnifique pièce issue de son répertoire qui porte maintenant son nom : Le rêve du quêteux Tremblay. Cet air sera transmis aux générations suivantes par l’intermédiaire du violoneux André Alain (Le reel des ouvriers) puis par la Bottine Souriante, qui l’enregistrera en 1988, et par la suite… par tant d’autres musiciens.
Ainsi défile cette grande chaîne de la transmission, cette grande chaîne de la mémoire affective, cette grande chaîne de la mémoire collective.
Éric Favreau
Issu d’une famille de musiciens traditionnels, Éric Favreau a depuis longtemps rencontré d’innombrable violoneux auprès desquels il a appris des styles et des répertoires très variés. Passant du collectage à l’exploration des différents centres d’archives, il a accumulé au fil des ans un répertoire aussi riche que varié. Sa grande curiosité et sa soif du savoir l’ont également conduit à poursuivre des études en ethnologie.