En octobre 2017, lorsque le Comité consultatif de l’UNESCO a recommandé l’inscription au Registre international Mémoire du monde de l’UNESCO du projet Traces et mémoire métissées des continents – Le Son des Français d’Amérique, Éléphant : mémoire du cinéma québécois n’avait pas encore 10 ans d’existence. Éléphant est le plus important projet philanthropique culturel de Québecor. Il est né de la constatation par Pierre Karl Péladeau, le président et chef de la direction de ce grand groupe médiatique, de l’impossibilité pour les Québécois de voir la plupart des films de leur cinématographie nationale datant d’avant la révolution du numérique et de la diffusion haute définition. Il vise à numériser, restaurer et rendre accessible l’ensemble des longs métrages de fiction québécois. À travers un patrimoine de films accessibles incomparables, Éléphant contribue ainsi à créer une mémoire vivante du Québec. C’est un projet unique qui connait peu d’équivalents ailleurs sur la planète.
Une fois mis au fait de la démarche initiée par la Cinémathèque québécoise auprès de l’UNESCO pour la reconnaissance et la relance du Son des Français d’Amérique, Québecor était convaincu de l’importance du projet. Les partenaires ont ainsi souhaité qu’Éléphant mette au bénéfice du projet son expertise et ses ressources même si la série était en dehors de son corpus habituel de films de fiction. Cette implication visait à s’assurer que non seulement les 27 épisodes de la série produite originalement sur support 16 mm soient numérisés, mais qu’ils soient également restaurés selon les standards élevés qu’Éléphant a adoptés. Le but étant de les intégrer à son répertoire pour en permettre une accessibilité permanente aux Québécois et à tous les francophones et francophiles du Canada et de partout à travers le monde.
En amont de l’arrivée d’Éléphant dans le projet de restauration de la série, André Gladu et Michel Brault avaient fait connaître leur position quant à l’approche de restauration qu’ils souhaitaient voir se mettre en place. Brault avait entre autres fait valoir :
Puisque cette philosophie de préserver toute l’intégrité et les attributs d’origine d’un film représente le fondement même de l’éthique de restauration prônée par Éléphant, cela nous assurait que tous ceux impliqués dans la restauration du Son des Français d’Amérique travaillaient dans le même sens, et avaient les mêmes attentes quant aux résultats souhaités suite à ce long processus.
Le premier constat que nous avons pu faire concernait les copies de diffusion existantes qu’on pouvait trouver sur deux supports différents. Originalement produites en 16 mm (et conservées sur ces supports par la Cinémathèque québécoise), les copies de diffusion 16 mm de la plupart des 27 épisodes avaient viré au rouge, c’est-à-dire que la couche d’émulsion jaune était disparue, ne laissant que les émulsions cyan (bleu) et magenta (rouge), ce qui conférait à l’image une teinte rougeâtre qui altérait les couleurs et les contrastes originaux. Un phénomène qui se produit régulièrement avec la pellicule Kodak Eastmancolor, et qui n’a rien à voir avec les conditions de conservation.
L’autre support de diffusion était le DVD. Ces DVD avaient été tirés à partir de rubans magnétiques de format 1 pouce, utilisé pour la diffusion à la télévision. Ces mêmes rubans 1 pouce avaient été produits à partir des copies de diffusion 16 mm avant qu’elles aient viré au rouge. Ces DVD n’avaient jamais été édités pour une exploitation commerciale. Ils étaient essentiellement utilisés pour des ventes institutionnelles (collège, université, chercheurs, centres culturels francophones, etc.). Chaque transfert d’un support à un autre induit une perte de définition de l’image, et chaque support génère des dégradations de différentes natures. Les images qui nous permettaient de découvrir Le son des Français d’Amérique étaient donc passablement affectées par des pertes de définition, des altérations de couleurs, des saletés, des effets de peigne, propres aux copies de distribution qui ont précédées le numérique. Soit vous voyiez une copie 16 mm virée au rouge, soit vous voyiez un DVD qui comptait cinq générations depuis l’image originale telle que captée par Michel Brault sur le négatif d’origine, en plus des artéfacts provenant de trois supports différents (pellicule, vidéo analogique, numérique). Il n’existait donc pas de copie numérique haute définition permettant de diffuser la série sur les plateformes numériques ou à la télévision.
Les numérisations et restaurations de la série, qui se sont échelonnées sur trois ans et demi, sont le fruit d’une collaboration entre la Cinémathèque québécoise (qui conserve les éléments originaux ayant permis de reconstituer le film), l’ONF (qui s’est chargé de la numérisation des négatifs originaux), le coréalisateur du film André Gladu (référence essentielle pour s’assurer de l’intégrité de l’œuvre originale), le directeur de la photographie Sylvain Brault (fils et assistant de Michel Brault sur quelques épisodes de la série qui a supervisé la colorisation), le preneur de son de la série Claude Beaugrand (qui a agi comme consultant pour la restauration sonore) et Éléphant, qui a mis en place le processus de restauration et supervisé l’ensemble du travail effectué par les techniciens des Studios MELS et les traducteurs.
La philosophie d’Éléphant est basée sur le recours systématique à la meilleure source existante pour entreprendre une restauration. Pour l’image, nous avions la chance d’avoir accès aux négatifs originaux 16 mm pour tous les épisodes de la série grâce à la Cinémathèque québécoise. Pour le son, à une exception près, nous avons pu compter sur le mix final du son magnétique 16 mm. L’ONF s’est donc chargé de numériser en 2K les négatifs originaux provenant de la Cinémathèque. C’est à partir de ce moment qu’Éléphant a pris en charge l’ensemble des travaux de restauration. Essentiellement, sur le terrain de la restauration, il y a trois grandes étapes : la colorisation, la restauration numérique et la restauration sonore.
La colorisation (ou l’étalonnage numérique) est l’étape visant à restituer la colorimétrie (le bon calibrage des couleurs), la bonne luminosité et les bons contrastes à l’image pour qu’elle soit conforme à l’original, sinon aux intentions originales que les outils d’étalonnage de l’époque photochimique ne permettaient pas de concrétiser. Ce travail minutieux a été effectué par le coloriste sénior Marc Lussier, sous la supervision de Claude Fournier pour six épisodes, et de Sylvain Brault pour 21 épisodes. L’apport du coréalisateur André Gladu fut également primordial pour atteindre une luminosité qui restituait fidèlement celle qui prévalait lors des tournages.
La restauration numérique, l’étape la plus longue, permet de faire disparaître la très grande majorité des artefacts physiques présents sur la pellicule qui ont été enregistrés par la numérisation. Les traces de poussières, de rayures, de déchirures, de poils étaient nombreuses, et la restauration numérique les aura pour la plupart fait disparaître. Des problèmes de stabilité ont également pu être réglés, tout comme certaines variations colorimétriques. Les images ont été traitées une par une, ce qui a nécessité près de 2000 heures de travail de la part du chef de la restauration numérique John Montegut pour l’ensemble de la série.
Parallèlement au travail sur l’image, la restauration sonore par le mixeur Nicolas Dallaire aura permis de faire un nettoyage des sons parasites présents sur la source originale magnétique et de faire ressortir certaines fréquences sonores favorisant une meilleure compréhension des dialogues. Et puisque Le Son des Français d’Amérique est une série qui nous permet d’abord et avant tout d’entrer en contact avec la musique et les chansons du patrimoine francophone nord-américain, la restauration sonore était un enjeu primordial. Ainsi, les apports du preneur de son Claude Beaugrand et du coréalisateur André Gladu étaient essentiels et ont contribué à raffiner certains passages du mix d’origine et à corriger quelques anomalies, tout en restant fidèles au son de l’œuvre originale.
Une autre contribution non négligeable d’Éléphant à la relance du Son des Français d’Amérique aura été la traduction et le sous-titrage en anglais des 27 épisodes de la série, ce qui n’avait jamais été fait et qui permettra une plus large diffusion auprès du public non francophone. Là encore, l’apport du coréalisateur André Gladu aura été fondamental pour s’assurer de la justesse de la traduction, tant pour les vocables de la culture musicale traditionnelle et folklorique que pour les expressions régionales et culturelles (acadiennes, cadiennes, du terroir québécois, etc.).
Pendant des décennies, le public a pu voir une série avec des images altérées par la dégradation des couleurs des copies 16 mm ou des images dégradées par des successions de transferts sur des supports de différentes natures. La restauration permet désormais l’accès à une image dotée d’une netteté et d’une colorimétrie jamais vues auparavant pour cette série. La qualité et la précision de l’image numérique sont équivalentes à celles du négatif original qui a été numérisé, et sur lequel ont été appliqués les filtres numériques de la colorisation et de la restauration numérique sans que le piqué et la netteté de l’image en aient été altérés. Nous pouvons désormais apprécier dans toute sa splendeur le génie du cadre et de la lumière documentaire de Michel Brault.
La restauration du Son des Français d’Amérique est le plus grand projet de restauration jamais entrepris par Éléphant : mémoire du cinéma québécois.
Dominique Dugas
Après des études en cinéma, Dominique Dugas a été conservateur télévision et radio à la Cinémathèque québécoise, puis directeur de la programmation des Rendez-vous Québec Cinéma. Il a participé à plusieurs jurys de festivals internationaux de cinéma ainsi qu’à plusieurs comités, notamment pour le Conseil des arts du Canada, le Conseil des arts et des lettres du Québec et la SODEC. Depuis 2018, il est le Directeur général à Éléphant : mémoire du cinéma québécois.