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Quelque chose se passe et ça s’entend
By Claude Beaugrand
March 2023

Affiche pour la deuxième série du Son des Français d'Amérique. Graphisme : Michel Fortier.

Majorique Duguay: La passion de Jésus-Christ

En 1965, je mets par hasard la main sur un 33 tours à la pochette remarquable – une reproduction de la Planisphère de Desceliers (1550) – édité par les Archives de Folklore de l’Université Laval et portant le titre Acadie et Québec. J’entends pour la première fois « La Passion de Jésus-Christ » chantée par Majorique Duguay :

« Écoutez-tous petits et grands, si vous voulez l’entendre… »

Une révélation pour l’adolescent que j’étais. Issu d’une famille moyenne sans histoire et sans mémoire ancestrale, je venais de toucher à mes racines par la voix d’un fantôme.

En 1974, je suis preneur de son. J’ai déjà fait quelques films documentaires avec Jean Chabot, Pierre Perrault, Bernard Gosselin. Je travaille avec le caméraman Michel Brault, qui me propose de participer à une série sur la musique traditionnelle au Québec, en Acadie et en Louisiane. Il coréalise avec André Gladu, dont j’ai vu Le reel du pendu. J’accepte avec enthousiasme. On fait le pilote avec le violoneux Antonio Bazinet (Envoyez de l’avant nos gens, 1974).

C’est ainsi que je découvre graduellement tout le passé proche et lointain d’une culture vivante qui n’est plus faite de fantômes, mais bien d’hommes et de femmes en chair et en os : Le Son des Français d’Amérique.

Pour les entrevues, Michel éclaire peu, il déplace plutôt le sujet dans la lumière. Je perche1. Par contre, dans les situations imprévisibles de salle de danse (Pitou Boudreault, violoneux, 1974) ou de party de cuisine (Georgianna Audet dans La révolution du dansage, 1976), Michel peut se déplacer sans crier gare. Je suis assujetti à l’image tout en tentant de privilégier la source instrumentale ou vocale. Le cadrage est un compromis entre le preneur de son et le caméraman. Comment capter le son le mieux possible sans trop intervenir sur le cadrage ou le tournage? Il faut toujours évaluer si l’enregistrement pourra être reproduit sans que ce soit le chaos, car ce n’est pas parce qu’un son est gravé sur bande magnétique, qu’on peut le re-produire.

Dans la vie de tous les jours, notre écoute est toujours active : d’avant la naissance jusqu’à la mort, elle a besoin d’être sélective. C’est une question de vie et de survie, c’est le cerveau qui fait un travail de sélection, il filtre et assigne selon les besoins. Au cinéma, notre outil à capter les sons, le microphone, n’est pas sélectif. Il travaille de manière mécanique et doit être positionné, modulé, de façon à faire les choix et les manipulations nécessaires pour transformer « l’écoute microphonique » en une « écoute sélective ». C’est-à-dire de permettre d’extraire du magma sonore ambiant les sons utiles au « rendu du son au cinéma2 ».

Le travail du preneur de son, c’est donc l’art de capter à la fois l’information et la forme, le sens et la sensation, en intervenant le moins possible sur le sujet ou sur la situation filmée. C’est tenir compte à la fois de la source (musiciens) et du cadre (Michel), de l’acoustique, de l’amplification, de la réverbération et des sources connexes (danseurs, tapages de pied, bruits environnants)3, qui viennent parasiter ou embellir la captation. Il y a aussi la qualité de l’instrument. Deux violons, l’un avec du coffre, l’autre qui « grinche la rosine4 », n’ont pas la même amplitude, la même rondeur, la même puissance, sans compter la manière d’en jouer, le jeu personnalisé, la signature.

Enfin il y a la parole spontanée, directe, dans l’action, qui compte autant que la musique parce qu’elle possède les attributs et les couleurs qui nomment l’époque, le milieu social et les êtres eux-mêmes5. Il faut demeurer vigilant et flexible pour capter les propos souvent inattendus des protagonistes. C’est ça la prise de son en cinéma direct.

La vraie force du son n'est pas dans sa technique, mais bien dans sa réalité d'être, d'exister, d'avoir été capté... pour être reproduit ! La qualité du son et du preneur de son, c'est d'être présent ! Prendre le son, le fixer, le domestiquer. C’est ce que j’ai toujours tenté de faire. Parfois c’est réussi, d’autres fois c’est limite. Ce n’est pas certain que ça s’écoute toujours bien sans l’image, mais l’image en permet toujours l’écoute… c’est le cinéma!

Et pour revenir à Majorique Duguay, si la transmission de l’héritage peut se faire par un fantôme, Le Son des Français d’Amérique nous montre ceux qui la transmettent, et ils sont bien vivants6.

Notes de bas de page

1 Muni d’un enregistreur mono Nagra IV.L, un mixeur Kudelski Paudex BM II, quelques micros – dont un MKH-804 de Sennheiser (très directionnel), une série modulaire de microphones à condensateur (cardioïde, hypercardioïde, omnidirectionnel) AKG C451-EB, un Beyer Dynamic, quelques micros lavalier Sony ECM 50 – et une perchette artisanale en bambou, j’enregistre. Aujourd’hui je ferais la captation avec un enregistreur multipiste sur plusieurs canaux avec des micros sans fil et une perche d’appoint stéréo. Autre époque, autre pratique.

2 Dans ce cas-ci, comme la captation est monophonique, sa reproduction diffère grandement de l’écoute naturelle qui est stéréophonique. Dans la réalité de la salle de danse, même avec tout le tapage des danseurs, on entend très bien le violon de Louis Boudreault. Le cerveau fait son travail. Nous sommes en état de réception. Tout le corps est en écoute. Par contre, à l’enregistrement, pour arriver à garder une balance plausible entre le violon et le frottage des danseurs et permettre une écoute acceptable, il faut se rapprocher, parfois même jusqu’à la limite du cadre.

3 Voir Faut pas l’dire avec Claude Austin violoneux. Aussi Fred’s Lounge à Mamou avec Nathan Abshire (voix et accordéon).

4 Résine de la térébenthine, arcanson ou colophane dont on enduit les crins de l’archet pour produire une friction sur les cordes de l’instrument, ce qui les met en vibration et produit le son. Voir le violon de Monsieur Edius Naquin dans Ma chère terre.

5 Dans Pitou Boudreault, violoneux, Monsieur Vaillancourt, après s’être retourné pour voir qui était derrière lui, se rapproche de Madame Dufour et lui confie «… ça fait 34 ans que j’ai pas pris un coup. Trente-quatre ans que j’ai pas pris une larme… ». J’étais derrière avec mon micro, positionné entre eux deux, à hauteur de ceinture. Ce n’est qu’aux « rushes » (premier visionnement qui nous permet d’évaluer le matériel filmé) que le reste de l’équipe a su ce que Monsieur Vaillancourt avait dit.

6 Contrairement à ce que je croyais en 1965, Monsieur Majorique Duguay était toujours vivant à cette époque. On peut le voir dans le Reel du pendu, tourné en 1971 (prise de son Serge Beauchemin et image Alain Dostie), dont certains extraits font partie de L’en premier. Il est à noter que Serge a aussi fait une partie du tournage de Le quêteux Tremblay alors qu’Esther Auger à fait la prise de son sur C’est toujours à recommencer avec les gens de Kapuskasing et sur Le dernier boutte à l’Île Rouge avec le violoneux Émile Benoit.


Claude Beaugrand

Preneur de son et monteur sonore. Né en 1949 à Acton-Vale. Autodidacte. “Tout mon travail est né d’une passion pour le son et le cinéma. Le cinéma comme facteur d’apprentissage de la vie, lieu de passage de la mémoire, de la connaissance et de la poésie. Il s’inscrit donc dans un projet politique, culturel et social essentiel.”