Pour les Cadiens et les Créoles de Louisiane, Le Son des Français d’Amérique a paru pendant une période de redécouverte. L’État de la Louisiane venait de renverser la politique qui empêchait l’enseignement du français dans les écoles avec la création du Conseil pour le Développement du Français en Louisiane (CODOFIL) en 1968. Quand André Gladu et Michel Brault sont arrivés en Louisiane au début des années 1970, ils ont découvert une communauté francophone qui était en train de se revaloriser. Au niveau populaire, ce mouvement était mené autant par des musiciens que par des politiciens. Iry Lejeune avait relancé l’enregistrement des chansons en français en 1948. Pendant les années 1950, l’ethnomusicologue Harry Oster a revisité le chemin que John et Alan Lomax avaient exploré en 1934, enregistrant une multitude de chanteurs et musiciens traditionnels. Une décennie plus tard, Ralph Rinzler a continué cette quête au nom du Newport Folk Festival. En 1974, inspirés par Rinzler et Dewey Balfa, lequel avait été influencé par son expérience à Newport pendant les années 1960, nous avons fondé le Festival de Musique Acadienne et Créole à Lafayette1.
Nous avons mis sur la grande scène des musiciens qui jusqu’alors avaient surtout connu des petites salles de danse. Plusieurs jeunes musiciens, y compris Zachary Richard et Michael Doucet, que nous rencontrons dans l’épisode Réveille, ont fait leur apprentissage auprès de porteurs de tradition, les frères Balfa, Dennis McGee, Canray Fontenot, Edius Naquin, Nathan Abshire, Bois-Sec Ardoin, et Félix Richard, qui étaient encore vivants et disponibles et qui figurent aussi dans les quatre épisodes que Gladu et Brault ont réalisés en Louisiane.
Il est important de comprendre et de valoriser la tradition, mais il est aussi important de ne pas confondre la tradition avec l’histoire. L’histoire, c’est ce qui s’est passé. La tradition vivante est en évolution constante. Elle se renouvelle constamment avec des influences contemporaines. En même temps, ce renouvellement marche à son meilleur quand il est nourri par le passé. Ce processus produit souvent des surprises rassurantes. Le Son des Français d’Amérique a capturé et préservé un riche héritage historique qui continue à servir d’inspiration et de base de connaissances aux Cadiens et Créoles pour pouvoir construire un avenir qui préserve une continuité avec le passé.
Le Son des Français d’Amérique a aussi anticipé le mouvement vers une plus grande francophonie. Brault et Gladu nous ont montré que nous faisons partie d’une communauté riche et complexe, séparée par le temps et la distance, mais réunifiables par les moyens de la modernité, selon le phénomène que Dean Louder et Eric Waddell ont décrit dans Du continent perdu à l’archipel retrouvé (1983). Pour nous en Louisiane, notre participation dans cette série nous a donné l’espoir de croire qu’on avait une place à la table. Les épisodes sur la Louisiane ont montré que notre petite communauté francophone fragile et longtemps décomptée était néanmoins encore vivante. Pendant les années qui ont suivi, les Louisianais ont participé aux Rencontres des Francophones d’Amérique et aux Congrès Mondiaux Acadiens et aux Biennales de la Langue Française. Nos musiciens ont commencé à jouer à travers la Francophonie, de la Veillée des Veillées de Montréal, au Festival d’été de Québec, au Frolic des Acadiens à Cap Pélé, et au Festival du Voyageur à Winnipeg. Zachary Richard est devenu une icône de la chanson francophone internationale. De même, beaucoup de musiciens francophones, comme la Bottine Souriante, Beausoleil Broussard, 1755, Francis Cabrel et Alpha Blondy ont eu l’occasion de performer en Louisiane aux Festivals Acadiens et Créoles et au Festival International de Louisiane.
Dans les épisodes sur la Louisiane, nous constatons aussi un respect pour notre spécificité. Pendant les années 1970, plusieurs cinéastes anglo-américains sont venus réaliser des documentaires chez nous (e.g. le groupe TVTV et Les Blank). Dans leurs projets, il s’agit surtout de la fascination qu’ils éprouvaient. Dans ces films, il est surtout question de la différence entre le mainstream américain et notre coin perdu. Dans les épisodes de Brault et Gladu, il est plutôt question de ce que nous partageons. Les cinéastes américains ont fait leurs entrevues en anglais, ce qui mettait certains de leurs interlocuteurs dans une position difficile. Gladu et Brault ont fait leurs entrevues en français. La différence est frappante. En anglais, les Cadiens et Créoles peuvent paraître incertains, voire confus et même simples. En français, ils s’expriment d’une façon carrément poétique et philosophique pour nous parler avec confiance de leurs observations sur la vie, de leurs préoccupations, et de leurs rêves, comme on l’entend chez Inez Catalon dans Les Créoles et chez Édius Naquin dans Ma chère terre.
À travers toute la série, la relation entre les cinéastes et leurs sujets est évidente. La chaleur, l’amitié et le confort qui passent par la caméra sont basés sur un respect mutuel et une compréhension profonde. Les cinéastes ont pris le temps de connaître les gens. Les carnets d’André Gladu, bourrés d’informations, de noms, de notes, d’observations, d’appréciations, de dessins et de cartes, sont légendaires. Rendus au tournage, tous semblent à l’aise, devant et derrière la caméra. Les sujets qui ont travaillé avec Gladu et Brault ont tous gardé un bon souvenir de l’expérience. En fait, ils n’étaient pas seulement des sujets. Ils sont devenus des collègues, des collaborateurs, des compagnons.
La correspondance que le porte-parole et animateur de radio Revon Reed a entretenue avec Gladu pendant des années a fini par être publiée (Lâche pas la patate, Parti Pris, 1975). Tout cela finit aussi par mettre le spectateur à l’aise et de lui donner une confiance concernant la présentation. Dans Ma chère terre, Edius Naquin est assis sur son lit dans sa chambre. Il nous chante des anciennes chansons et il nous parle de ce qui lui est cher dans sa vie, surtout sa famille et sa terre, comme si nous étions parmi ses meilleurs amis. Nous avons ce privilège parce que Gladu et Brault l’ont mérité pour nous.
Dans notre programme d’Études Francophones à l’Université de Louisiane à Lafayette, nous avons développé un cours basé sur Le Son des Français d’Amérique. La série démontre bien la variété et la richesse de la culture traditionnelle à travers la francophonie nord-américaine, ainsi que les liens entre les communautés. En plus, dans cette série de documentaires, nous entendons directement les voix que normalement les littéraires, les historiens et les anthropologues interprètent pour nous. Les musiciens et les chanteurs nous parlent aussi de leurs vies, de leurs préoccupations, de leurs motivations, de leurs amours, et tous dans une riche variété d’accents authentiques. Il y a une puissance naturelle dans ce trésor de témoignages.
Notes de bas de page
1 Pour guider la tenue de cette première édition du festival, le CODOFIL a formé un comité consultatif qui comprenait Dewey Balfa, Ralph Rinzler, Paul Tate, Revon Reed, Marc Savoy, Catherine Blanchet, Richard Guidry. Carol Rachou, directeur de La Louisianne Records, a aidé avec le côté technique, alors que Keith Cravey et moi-même avons fini par faire la programmation et la réalisation de l'événement.
Barry Jean Ancelet
Barry Jean Ancelet est Professeur Émérite et Chercheur Titulaire au Centre d’Études Louisianaises à l’Université de Louisiane à Lafayette. Il a présenté de nombreux papiers et publié de nombreux articles et plusieurs livres sur divers aspects du fait français en Louisiane. Il participe aussi à la production des festivals, concerts, disques, exhibitions de musée, et documentaires.