CinémaBertrand Tavernier, cinéphile cinéaste
«Nous voulions juger sur pièces… » Jeune cinéphile et futur programmateur, cette formule de Bertrand Tavernier m’avait fait le meilleur des effets. Je la lui emprunte encore régulièrement. Il l’employait au moment de publier Amis américains (Actes Sud, 1993), véritable pavé d’entretiens, d’Edgar G. Ulmer à John Huston ou William Wellman.
Il y manifestait alors une extraordinaire érudition pour les films qualifiés hâtivement de série B, loin d’Hitchcock et Hawks. Il y articulait la défense rigoureuse de réalisateurs à la démarche singulière et à l’inventivité certaine (Ulmer notamment, mais aussi Jacques Tourneur, Richard Quine, etc). Il opérait ce faisant une sortie de l’histoire canonique du cinéma, intransigeante, élitiste, un peu empruntée à Theodor W. Adorno et ses propos sur la littérature et la musique. Un auteur qui par ailleurs détestait cordialement le cinéma et le jazz. Ce n’était certes pas le cas de Tavernier et son livre tenait lieu de preuve.
Dans ce refus avéré du jugement hâtif, il est possible de lire une histoire politique et critique du cinéma français, contemporaine de la nouvelle-vague, avec laquelle le cinéaste qui appartenait à la deuxième génération des Cahiers du cinéma entretenait des rapports complexes. Admiratif d’Éric Rohmer, il s’éloignera de la rédaction des Cahiers lors du putsch fomenté par Truffaut et Doniol-Valcroze, offrant la direction à celui que l’on nommait Saint-Just (Jacques Rivette).
Évidemment, le fait d’avoir embauché le scénariste Pierre Bost que Truffaut clouait au pilori à titre de représentant de la qualité française honnie, dans les pages de la revue Arts, vingt ans plus tôt, pouvait résonner comme une déclaration d’hostilité. On peut dire que le travail avec Bost revenait déjà à juger sur pièces : se méfier des idées reçues (Truffaut logeait là à même enseigne), mais aussi des jugements à l’emporte-pièce (l’envers de Truffaut-le-critique). Il n’empêche que Tavernier-le-cinéaste a pu dépeindre des «caractères à tempérament» à gros traits dans ses films, avec un goût de l’éclat ou même de l’esbroufe, saisi au vif par le jeu des acteurs (les Noiret, Galabru, Piccoli, Marielle…). Opportunément, il mentionnait voir peu de films lors des tournages, en oubliant ses avis subtils et précis de cinéphile.
Bertrand Tavernier était un boulimique du cinéma, cinéaste et cinéphile aux personnalités multiples : adepte du polar social (L’horloger de Saint-Paul ; L627 ; L’appât), héros de la reconstitution historique, précis et intensément renoirien (Que la fête commence), préoccupé de politique-fiction au moment d’une reconnaissance internationale (Death Watch (La mort en direct), avec Keitel et Schneider), auteur de l’un des meilleurs films sur le jazz, avec le meilleur musicien-acteur au monde (Dexter Gordon, Round Midnight)…
Quoi encore ? Un film historique tendu au maximum, découpé au millimètre (La vie et rien d’autre) et, de plus en plus, un souci de coller au monde contemporain, parfois en résonnance avec un cinéaste de sa génération qu’il admirait, Ken Loach (L627, Ça commence aujourd’hui…).
Il n’y a pas tout dans cette rétrospective (Quai d’Orsay pour une question de droits, idem pour Holy Lola, Daddy Nostalgie ou L’appât), mais amplement pour aller maintes fois juger sur pièces d’une œuvre imparfaite, pléthorique, généreuse.