CinémaLuis Buñuel, celui par qui le scandale arrive
Luis Buñuel avait beau avoir le goût du scandale, ceux qui ont émaillé son parcours de cinéaste ont, à n’en pas douter, toujours dépassé ce qu’il avait fantasmé.
Il suffit de se remémorer quelques-uns des plus célèbres pour constater que la dimension subversive de son œuvre déborde largement de la simple provocation, et ce dès ses débuts. Alors qu’Un chien andalou, coréalisé avec Salvador Dalí et présenté dans l’intimité des cercles surréalistes parisiens, avait suscité l’enthousiasme des artistes (Buñuel avait pourtant rempli ses poches de cailloux pour se venger des protestataires éventuels), L’âge d’or, présenté à un plus large public du fait de l’aura de son mécène, le Vicomte de Noailles, choque non seulement la bonne société mais s’attire les foudres des militants d’extrême droite. Leurs violentes interventions au cinéma le Studio 28 amènent le préfet de police à interdire la diffusion du film.
Ce n’est là que la première d’une longue liste de réactions violentes à son encontre qui, aux côtés de l’Histoire, décideront de son parcours hétéroclite, d’un pays à l’autre. Le portrait implacable de la misère de Las Hurdes fait scandale en Espagne, son pays natal, qu’il est obligé de quitter à la fin de la guerre civile; il se rend aux États-Unis et obtient un poste au MoMA, mais doit démissionner après avoir été qualifié d’athée et de communiste dans un livre de Dalí (dont les sympathies franquistes étaient semble-t-il moins gênantes); après dix ans loin des caméras, Buñuel s’installe presque par hasard au Mexique, terre d’accueil où il va finalement réaliser l’essentiel de son œuvre; il revient en Espagne en 1960 pour tourner Viridiana, qui est immédiatement censuré par les franquistes; les films qu’il signe ensuite en France avec Jean-Claude Carrière bénéficient certes d’un contexte plus clément, mais n’en subissent pas moins des assauts conservateurs et puritains – le ministre André Malraux doit par exemple intervenir pour empêcher la censure de certains passages de Belle de jour.
Les accents surréalistes des fables de Buñuel, loin d’être vus comme les excentricités d’un fantaisiste, ont donc été perçus par qui de droit comme de véritables troubles à l’ordre public. Depuis l’irrépressible pulsion sexuelle du couple de L’âge d’or, se roulant dans la boue en pleine cérémonie officielle, les éruptions du désir, les actes intempestifs et les images fantasmatiques qui animent les films de Buñuel ont toujours présenté une menace très sérieuse pour l’ordre établi. Il faut dire que son goût du rêve n’a rien à voir avec une échappatoire face au réel, comme en témoigne son film mexicain Los Olvivados, dans sa façon frappante de mêler critique sociale réaliste et onirisme. Buñuel s’est toujours prêté à une satire féroce des conventions sociales, tournant notamment en ridicule les uniformes sur lesquelles elles reposent – qu’il s’agisse des tenues ecclésiastiques ou du décorum bourgeois, L’ange exterminateur étant peut-être son chef-d’œuvre métaphorique sur ce dernier point – et faisant de la lutte des classes un thème récurrent de son œuvre.
Mais au-delà de ce positionnement, le plus grave aux yeux des gardiens de la bienséance est sûrement la liberté absolue que Buñuel leur oppose à travers sa façon même de faire du cinéma. Il nie la logique narrative conventionnelle au profit d’un état de rêve (ou de la structure du cadavre exquis, d’Un chien andalou au Fantôme de la liberté), porte à l’écran les fantasmes les plus intimes, voire indicibles (jusqu’au meurtre comme aboutissement érotique dans La vie criminelle d’Archibald de la Cruz), démontre que tout et son contraire est possible dans une image (jusqu’à la coexistence de deux actrices que tout oppose pour incarner une même femme dans Cet obscur objet du désir), et affirme qu’il n’y a pas de tabou en matière de représentation (jusqu’à parodier la Cène avec des miséreux dans Viridiana). Son cinéma semble ainsi clamer que ce qui se passe dans la tête d’un individu constitue sa liberté ultime et sa force de subversion. C’est là le « fantôme de la liberté » qui parcourt toute son œuvre, pourtant marquée par les ruptures, au gré du hasard, des rencontres et des pays. Au cours de sa carrière, loin du mécénat de ses débuts, le cinéaste va jouer le jeu des productions populaires mexicaines comme du cinéma de mœurs à la française, mais ces contraintes matérielles ne le feront jamais renoncer à son irrévérence.
Deux des films les plus éclatants de sa période mexicaine, qui peuvent être pris comme un diptyque, reflètent tout particulièrement sa démarche de cinéaste : Él et La vie criminelle d’Archibald de la Cruz. Dans chacun d’entre eux, comme souvent dans le cinéma de Buñuel, tout part d’une image originelle qui se meut en obsession et à partir de laquelle tout se déploie – en l’occurrence dans ces deux films, le fameux plan buñuelien d’une paire de jambes de femmes – présent dans quasiment tous ses films. Alors que La vie criminelle d’Archibald de la Cruz témoigne de l’humour de Buñuel sur la folie du désir masculin, Él prend une tournure beaucoup plus angoissante, nous plaçant d’ailleurs aussi bien du point de vue féminin. Car considérer que le fétichisme de Buñuel le disqualifie comme grand cinéaste des femmes serait tout autant un contresens que de dire qu’il méprise l’essence de la religion du fait de son anticléricalisme – « Dieu merci, je suis athée » se plaisait-il à dire : tout Buñuel réside dans cet esprit de contradiction.
Car, dans leur obsession charnelle, les personnages auxquels s’attache le cinéaste mènent tous au fond une quête spirituelle. Et si ses films ont souvent été abordés à travers le prisme du désir masculin, le désir féminin y est pourtant tout aussi important – et bien plus mystérieux, son objet étant beaucoup plus obscur que celui des hommes. Que cherche réellement l’inflexible Viridiana? Susanna désire-t-elle vraiment les hommes qu’elle séduit? Séverine de Belle de jour se contente-t-elle de rêvasser ou est-elle passée à l’acte? Quel était le véritable plan de Conchita puisqu’à la fin de Cet obscur objet du désir elle choisit celui qu’elle a extorqué ? Dans Journal d’une femme de chambre, Célestine ne veut-elle que se venger ou éprouve-t-elle une forme d’attirance pour l’assassin ? Autant de questions qui témoignent de la complexité des rôles que Buñuel offre aux femmes, ardemment désirées mais rarement possédées par les hommes tant, là encore, tout se joue dans la tête.
Humains, trop humains, ou en voie de le devenir : tels sont les personnages affectionnés par Buñuel, de Viridiana à Simon du désert, des vagabonds de La voie lactée aux amants transis interprétés par Fernando Rey. Fous, rêveurs ou hérétiques, le cinéaste se reconnaît en eux, sans jamais les juger ni non plus leur accorder de compassion mal placée. L’empathie de son cinéma réside au contraire dans son absence de concessions, dans sa mise en scène de la cruauté (à laquelle les animaux, omniprésents dans ses films, renvoient un insistant reflet), et dans sa saine propension à ne reculer devant rien, nous rappelant qu’au cinéma tout est possible car les vrais scandales se déroulent en dehors de la salle.