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CinémaMárta Mészáros : portraits de jeunes filles en feu

Apolline Caron-Ottavi
10 août 2022
Márta Mészáros : portraits de jeunes filles en feu

Sur le point de fêter ses 91 ans, la cinéaste hongroise Márta Mészáros peut se prévaloir d’avoir traversé un siècle mouvementé tout en signant une œuvre majeure du cinéma d’Europe de l’Est, entamée avec une fascinante série de portraits de femmes réalisée dans les années 1960-1970.

The Girl de Márta Mészáros

L’ouverture du premier long métrage de Márta Mészáros, The Girl (1968), où l’on voit une rangée de jeunes filles s’exercer au tir à l’arc, en dit déjà long sur son cinéma : les personnages féminins sont au premier plan, émancipés et volontaires; les jeunes femmes sont filmées comme elles le sont rarement, pour elles-mêmes et avec beaucoup de naturel; la mise en scène, remarquablement dynamique, s’attache aux visages pour révéler les individualités. Au rythme énergique des cordes qui claquent, la cinéaste impose son décor et son style en quelques plans.

Dans la foulée des « nouveaux cinémas » qui s’épanouissent alors en Europe de l’Est et du relatif assouplissement de la société hongroise qui fait suite au soulèvement populaire de 1956 et à sa répression, Márta Mészáros commence à réaliser des longs métrages de fiction à la fin des années 1960. Les films de la première partie de son œuvre, ainsi que son obstination à faire du cinéma dans un milieu alors quasiment intégralement masculin (ce qui l’a menée à partir un temps à Moscou pour pouvoir étudier le cinéma en tant que femme), l’ont classée à juste titre parmi les pionnières du cinéma féministe, à l’instar de certaines de ses contemporaines comme la Tchécoslovaque Vera Chytilová ou la Française Agnès Varda.

Les premières œuvres de Mészáros gravitent en effet autour d’un même thème : la quête de liberté, d’indépendance et d’amour d’une femme face à ceux qui tentent de la brider. Dans The Girl, Erszi découvre le poids du traditionalisme et revendique sa liberté sexuelle; dans Binding Sentiments (1969), une veuve se débat contre le contrôle machiste reproduit par son fils; la jeune ouvrière de Riddance (1973) tente de contourner les préjugés sociaux en se faisant passer pour une étudiante; les héroïnes d’Adoption (qui obtient l’Ours d’or à la Berlinale en 1975) et de Nine Months (son premier film en couleurs, en 1976), revendiquent quant à elles de prendre en main leur destin à travers une maternité choisie, quitte à se passer des hommes.

Adoption de Márta Mészáros

À chaque fois, Mészáros laisse toute la place à ses actrices (que l’on recroise d’ailleurs de film en film), dont les personnages opposent une résistance obstinée au monde qui les entoure. La cinéaste préfère souvent scruter leurs expressions plutôt que d’avoir recours aux longs discours, signant un cinéma de l’intériorité et de l’intime qui réussit à éviter tout didactisme psychologique. Jouant du contraste entre les gros plans sur les visages et les plans larges sur l’interaction des corps, en particulier dans des scènes récurrentes de danse et de repas, préférant les zooms et les mouvements de caméra panoramiques aux coupes, la mise en scène de Mészáros se charge de traduire les tensions, les fractures, les affinités ou encore les ambiguïtés qui déterminent les rapports entre les individus.

Les héroïnes de Mészáros sont prises en étau entre une époque qui aspire à la modernité, la libération sexuelle, la revendication d’un certain individualisme, et une société qui tente encore de les freiner dans leur élan. Ainsi, au-delà de leur portée féministe, ces portraits intimes permettent à la cinéaste d’aborder en filigrane les mécanismes de l’oppression politique. Le parcours entravé par le carcan patriarcal des femmes qu’elle met en scène se fait l’écho du joug et de la censure soviétiques. En ce sens, les silences et les visages qui en disent long prennent une autre dimension, renvoyant aux non-dits et aux mensonges omniprésents de la société.

Journal intime de Márta Mészáros

À la différence d’autres cinéastes hongrois, à l’instar de Miklós Jancsó (qui fut d’ailleurs un temps son époux), dont les films ouvertement politiques optent pour l’absurde et la fresque formaliste, Mészáros s’ancre toujours dans le contexte tangible du pays, de l’époque, d’une classe sociale ou de ses souvenirs. Elle le fait tout d’abord grâce à un sens de l’observation développé sans doute lorsqu’elle faisait ses armes en début de carrière, avec la réalisation de nombreux courts métrages documentaires aux thèmes souvent sociaux. Son cinéma fascine ainsi par son habilité à mêler les ressorts dramatiques de la fiction à la captation de fragments de réel : le milieu rural dans The Girl, le lieu de travail des ouvrières dans Riddance, l’orphelinat dans Adoption, et jusqu’à l’accouchement réel de son actrice à la fin de Nine Months

Ensuite, en s’attachant à la trajectoire de gens ordinaires, elle aborde toujours l’Histoire collective par le prisme des histoires individuelles, s’intéressant à l’impact de la première sur les secondes. En cela, son parcours intime nourrit indéniablement son cinéma : l’identité (sa famille émigre en Russie par sympathie communiste lors de son enfance), la perte des parents (son père disparaît lors des purges staliniennes, sa mère meurt en couches), ou celle des repères (elle est recueillie à Budapest par une tante proche du régime et à l’idéologie rigide), hantent ses films bien avant qu’elle n’en traite frontalement dans sa trilogie autobiographique des Naplò (journal intime), composée de Journal intime (1984), Diary for my Lovers (1987) et Diary for my Mother and Father (1990).

Loin de tout exercice narcissique, cet emploi d’alter ego directs ou lointains permet à Mészáros de rendre compte des différentes facettes d’une génération et de ce qui les unit malgré tout : leur incompréhension et leur rébellion face à un monde opaque et hypocrite, en quête d’une liberté qui dépasse leurs simples aspirations personnelles. C’est bel et bien l’espoir de la jeunesse qui est au cœur de l’œuvre de la cinéaste, et ce même lorsqu’elle filme des femmes d’âge mûr : la veuve de Binding Sentiments revendique de vivre sa vie comme elle l’entend et n’a jamais pu le faire; la quarantenaire d’Adoption trouve auprès d’une jeune orpheline la force d’imposer l’idée qu’il n’est pas trop tard de décider elle-même de sa propre vie. Filmées sans détour et sans fard, avec une sensualité qui n’appartient qu’à elles-mêmes, les héroïnes de Mészáros ouvrent la voie, de façon parfois douloureuse mais toujours nécessaire.