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Sorcière(s)

Marie-Douce St-Jacques
12 octobre 2022
Sorcière(s)

Quelques mots d'introduction au cycle Sorcière(s), proposé par la scénariste et musicienne Marie-Douce St-Jacques.

Belladonna of Sadness de Eiichi Yamamoto

« Comment la sorcière est-elle représentée à l’écran? », c’est la question — en apparence plutôt anodine — à laquelle je souhaitais répondre par le biais d’une programmation de films. J’avais envie de profiter de ma carte blanche pour jouer un petit tour à la Cinémathèque : proposer un cycle de films d’horreur dans un contexte d’Halloween, mais y inclure également des portraits et des créations de sorcières différentes : guérisseuses, artistes, anarchistes, queers, écoféministes, etc.

Quelques nuits plus tard, cependant…

[Extrait de mon carnet de notes] : « Je suis couchée dans le lit, les yeux grands ouverts, consciente d’être en train de rêver, alors que je vois deux femmes qui s’approchent lentement de la chambre. Elles s’immobilisent dans l’embrasure de la porte et m’observent en silence. J’essaye de leur parler, de bouger, de m’échapper du rêve, mais je suis pétrifiée.»

Je me suis réveillée en beuglant et mon premier réflexe a été de me demander ce qui avait bien pu m’effrayer à ce point. Pourquoi prêter des intentions maléfiques à ces visiteuses crépusculaires? Mon imaginaire n’est-il pas à l’abri des clichés de la sorcière maléfique? S’agit-il d’un malentendu? Après tout, il existe une racine commune entre le mot allemand hexe (« sorcières ») et les mots anglais hag(vieille peau) et hedge (« haie » et par extension, « lisière » et « limite »). « Hag n’avait pas, à l’origine, de sens péjoratif : il désignait “la femme sage qui se tenait à la lisière” — à la frontière entre le village et l’étendue sauvage, entre le monde humain et le monde spirituel », explique la sorcière activiste Starhawk 1.

Vij ou le diable de Constantin Erchov et Gueorgui Kropatchiov

Cette figure, qui éveille les malentendus, est parfaitement illustrée dans le film d’ouverture du cycle, Vij, où une sorcière âgée se fait fatalement punir pour avoir un peu trop badiné avec un jeune prêtre niais. Curieusement, le synopsis décrit le point de vue opposé : « dans un village éloigné, un jeune prêtre combat les cruels maléfices d’une sorcière démoniaque ».

Ce film d’ouverture – qui, soit dit en passant, est somptueux – effleure donc à peine un sujet très chargé. Ce n’est que le petit bout de la racine de l’arbre, longue et tortueuse. Chaque film possède son lot de tension et de lectures possibles. La seule comédie du cycle, par exemple (I Married a Witch), est incluse ici pour sa beauté cinématographique (l’onirique corps-fumée de la sorcière) malgré son pernicieux sexisme (rien de moins qu’une « célébration décomplexée de l’écrasement des femmes indépendantes »2). Pas si comique que ça, donc.

Dans ce cycle, outre le malentendu et la haine parfois mal dissimulée des femmes puissantes, on retrouve comme thème récurrent le « devenir-sorcière ». Un peu à l’instar du « coming of age », mais en version « glissement inéluctable vers l’ensauvagement », le devenir-sorcière montre la transformation de femmes ordinaires en êtres extraordinaires. Certaines, on les comprendra, s’engagent intentionnellement dans cette voie surnaturelle, par attirance et curiosité (Season of the Witch), mais la plupart se le font violemment imposer (Belladonna, You Won’t Be Alone, I am not a Witch) et doivent subir les questionnements existentiels déchirants qui accompagnent le deuil soudain d’une vie normative.

Suspiria de Luca Guadagnino

Car oui, par définition, il n’y a pas de sorcières « normales ». L’étymologie du mot « sorcière », cette fois-ci en latin (sors), signifie carrément « comportement particulier ». Certaines embrassent ce mode de vie et affirment leurs différences avec humour (Hellbender) ou puissance (Suspiria). D’autres le font avec une approche plus expérimentale, solidaire et/ou politique (à ne pas manquer : les deux programmes de courts métrages — c’est le cœur du cycle). Le film Stagnation est quant à lui dédié « aux fous [aux folles] et aux médiums ».

Je partage avec les visiteuses nocturnes ce goût du liminal, que j’effleure dans ma pratique artistique. La zone de création – qui peut s’apparenter à une forêt dans laquelle on s’engage silencieusement – me donne parfois le vertige. Dans ces moments, j’ai l’impression de tendre la main vers des forces indicibles. Et si, cette nuit-là, j’avais réussi à leur parler, aux sorcières, m’auraient-elles invitée à les suivre? Serions-nous devenues amies? Aurions-nous décidé de former un band ou un collectif (Transformation)? Aurions-nous réussi à embrasser nos comportements particuliers, au risque d’être incomprises?

Le cycle Sorcière(s) est une invitation à se positionner. Comme des spectateurs et des spectatrices vigilant.e.s, certes, mais surtout comme des rêveurs et des rêveuses éveillé.e.s.

I am not a Witch de Rungano Nyoni


1 Starhawk, The Spiral dance, a Rebirth of the Ancient Religion of the Great Goddess. Harper Collins, New York, 1999, tel que cité par Mona Chollet dans Sorcières, la puissance invaincue des femmes, Zones, 2018.

2 op.cit. Mona Chollet, p.67

Un grand merci à : Tomaž Burlin du Collectif Jeune Cinéma, Julie Delporte, André Habib, Isabel Kastrup de Wapikoni, Alice Michaud-Lapointe et James Schidlowsky.

Et tout particulièrement, merci à Guillaume Lafleur, Valérie Lefebvre-Faucher, Geneviève Beaulieu et la mãe-de-santo Magdelena.

Marie-Douce St-Jacques est une artiste multidisciplinaire de Montréal. Musicienne et compositrice, elle a participé à l’écriture de plusieurs albums au sein du groupe Le fruit vert. Scénariste, elle a notamment coécrit Maudite poutine avec Karl Lemieux. Artiste visuelle, elle a fait partie de plusieurs expositions de groupe et a récemment présenté sa première exposition individuelle à Arprim. Éditrice, elle dirige la petite maison d’édition Le laps, consacrée aux écrits d’artistes. Elle possède un seul guide d’interprétation des rêves, qu’elle n’a jamais lu.

Image d'en-tête: Which is Witch? de Marie Losier