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CinémaRené Lévesque, chroniqueur cinéma

Apolline Caron-Ottavi
29 novembre 2022
René Lévesque, chroniqueur cinéma

Oui, René Lévesque a aussi été critique de cinéma. Les films que nous projetons à l’occasion de la republication de ses textes sont ici le fil d’Ariane de quelques observations sur ses écrits.

Les maudits de René Clément

La parution aux Éditions du Boréal du recueil Lumières vives est l’occasion de découvrir une facette méconnue de l’une des grandes figures de la politique québécoise : de 1947 à 1949, René Lévesque a écrit 88 chroniques sur le cinéma dans le journal Le Clairon de Saint-Hyacinthe. Comme le souligne Jean-Pierre Sirois-Trahan en introduction de cette édition qu’il a établie et présente, Le Clairon a dû, en pleine Grande Noirceur, « apparaître à cet anticonformiste comme un formidable espace de liberté ». C’est en cela que ces petits textes sont des lumières vives, qui donnent aujourd’hui un éclairage étonnant et intime, par la petite porte de l’histoire, sur l’homme qui les écrit, l’époque qu’il traverse et le cinéma qui émerge de celle-ci. Car Lévesque s’intéresse bien sûr à ce que les films racontent de leur temps ou, plus justement, à la manière dont ils incitent à raconter leur temps : ainsi, ses textes « débordent » souvent des films, de façon passionnante.

Si la préface du livre se charge de démontrer en quoi il est un pionnier de la critique au Québec, et un excellent de surcroît, les textes portant spécifiquement sur les films programmés dans notre cycle sont l’occasion de quelques simples observations. Ces films ont en commun d’être presque tous cités dans un article de janvier 1949 titré « Les dix grands » : ce qu’on appellerait aujourd’hui un « top 10 » de l’année 1948 – exercice que Lévesque sabote allègrement, en proposant plutôt une liste de 8-1+9 films. Tous les films qu’il retient de cette année 1948 sont étrangers : Lévesque évoque parfois sa frustration face au cinéma national, notamment dans la chronique Au royaume de la grisaille (c’est-à-dire chez nous). Il ne s’agit pas chez lui d’opposer cinéma d’auteur et cinéma commercial mais d’exiger une mise en scène sincère et de qualité. Très critique envers le système hollywoodien, il n’en admire pas moins le cinéma grand public s’il fait preuve d’intelligence.

Key Largo de John Huston

On décèle par exemple dans ses chroniques un goût pour les traits du cinéma d’action : il se réjouit quand la mise en scène est nerveuse, au service d’une intrigue âpre et de personnages bruts. John Huston fait ainsi partie des quelques cinéastes dont Lévesque souligne le talent à plusieurs reprises, sur des critères pleinement cinématographiques (rythme, ambiance, ancrage dans le paysage…), loin d’un cinéma pontifiant reposant trop sur les dialogues. Dans son texte sur Key Largo, il considère que l’efficacité vigoureuse de Huston et le sadisme virtuose d’Edward G. Robinson compensent le côté bavard hérité de la pièce d’origine et le ventre mou du personnage « bon » joué par Bogart. Il conclut toutefois qu’il préfère « cet insurpassable drame d’aventures » qu’est Les Maudits de René Clément ou Le trésor de la Sierra Madre du même Huston, auquel il consacre un texte très enthousiaste qui vante la façon dont la mise en scène s’empare du matériau littéraire d’origine – les deux devenant inextricables dans sa description.

Les critiques de Lévesque s’inscrivent souvent dans la chronique plus large de l’état du cinéma, et par extension de l’état du monde : il laisse libre cours à sa pensée, démontrant à quel point les films sont pour lui un carburant intellectuel et le journal un lieu d’expression. Dans son texte sur Sciuscià, il médite sur le divertissement dans l’après-guerre, déplorant que le public se déplace en masse pour un film médiocre tandis que cette œuvre importante a disparu des écrans au bout de quelques jours d’indifférence. Lévesque se montre très sensible à la question de l’enfance brisée par la guerre (rappelons que, trois ans plus tôt, il a participé à la libération du camp de Dachau). « Quoi de plus fini, de plus foutu qu’une société où les jouets peuvent être mobiles de crimes? Simple fiction, sans doute. Quoi de plus terrible, alors, qu’une société où une telle fiction s’impose, est parfaitement vraisemblable? Justement Sciuscià est, avant tout, vraisemblable», écrit-il.

Sciuscià de Vittorio de Sica

Antoine et Antoinette de Jacques Becker

Cette fidélité au réel lui tient à cœur, même quand la fibre du film est romanesque. Sa critique d’Antoine et Antoinette fait ainsi l’éloge de la façon dont Jacques Becker ancre avec une grande justesse son histoire dans un Paris vivant en dénonçant, en opposition, le réalisme conformiste des studios hollywoodiens, où il ne voit qu’une formule insincère : « Oui, formule… Car, exploitée toujours de la même façon brutale et simpliste, la trouvaille déjà vieillit et prend figure, comme tant de choses hollywoodiennes, d’assez exécrable procédé ». Son appréhension du cinéma est à l’image des films qu’il apprécie : indépendants, loin des canons, des carcans et des clichés.

Son goût de l’authenticité n’est pas synonyme d’un besoin de véracité, comme en témoigne son texte sur Le diable boîteux, où peu lui importe que Sacha Guitry ait fait des entorses à la vérité historique tant son portrait de Talleyrand est séduisant et « crédible ». Dans le prolongement de cette réflexion, Lévesque aborde à sa façon la distinction entre l’homme et l’artiste en faisant référence aux accusations sur l’attitude collaborationniste de Guitry pendant la guerre, dont il déplore qu’elles contaminent la réception des films : « Qu’importent à 99,9% des spectateurs les attitudes politiques d’un type que nous ne connaissons – mais alors, comment donc! – que comme homme d’esprit? On ne va pas voir un film de Sacha pour sonder le destin de la IVe République » écrit-il.

Le diable boîteux de Sacha Guitry

Hamlet de Laurence Olivier

À l’image de son top 10 détourné, les textes de Lévesque surprennent et ravissent par leur liberté de ton, de forme, d’angle… Et par l’humour dont ils font preuve. Comme dans la brève annonçant le nouveau Laurence Olivier, où il tacle gentiment ses condisciples : « Tous les critiques de Fleet Street ont sorti l’autre jour leur style le moins flegmatique, leurs superlatifs les plus absolus pour accueillir la dernière œuvre d’Olivier: Hamlet ». Ou dans cette autre brève sur le même film, qui ironise plutôt sur la commande promotionnelle qui lui a été faite : « Nous pouvons bien offrir à Sir Laurence Olivier, « sans avoir vu », ces quelques lignes modestes de notre plus gratuite publicité ». Mais ce goût de la franchise va de pair avec une volonté de résister aux influences extérieures comme à ses propres préjugés : ainsi, malgré cet agacement face à l’engouement entourant le Hamlet de Laurence Olivier, Lévesque finira par en faire les louanges avec éloquence.

Il y a bien sûr aussi le simple plaisir cinéphile que procurent ces textes au lecteur 75 ans plus tard. En voyant par exemple l’auteur saluer l’émergence de ce qui va devenir une sorte de sous-genre à part entière : « Dans Les Maudits, René Clément nous présente un nouveau personnage épique: le sous-marin ». Avec sa sensibilité au travail du son et au montage, ce texte sur Les Maudits est peut-être d’ailleurs l’un de ses plus sentis et précis en matière d’analyse de mise en scène. On ne peut aussi retenir un sourire de connivence devant l’intuition de Lévesque lorsque, dans un court texte sur The Street with No Name de William Keighley, qu’il a trouvé médiocre, il prend le temps de sauver la performance d’un jeune acteur qui n’en est qu’à son deuxième rôle : « La fiction n’est galvanisée, par endroits, que par la « présence » – corps frêle, voix blanche et face impassible de dégénéré souriant et reptilien – de ce remarquable acteur qui a nom Richard Widmark ».

The Treasure of the Sierra Madre de John Huston

On notera d’ailleurs que les acteurs et actrices, René Lévesque les adore. Autant il ne s’étend pas sur les personnalités de tous les cinéastes, autant il s’attarde presque systématiquement sur les interprètes. Son texte sur Monsieur Vincent est exclusivement consacré au talent de Pierre Fresnay (seul éclat semble-t-il d’un film dont le sujet religieux est surtout propice aux traits d’esprit du type : « Fresnay sauve un pauvre saint Vincent qui, pas d’erreur, s’en allait droit au diable! »). René Lévesque assume cet angle subjectif jusqu’au bout : la seule performance de l’acteur vaut à Monsieur Vincent d’être dans son florilège des meilleurs films de l’année. Même les figurants mexicains apparaissant dans une scène de The Treasure of the Sierra Madre ont droit à une mention spéciale qui constitue près d’un quart de la critique du film et qui fait de la qualité de l’adaptation un bien partagé : « toute cette page du roman, transcrite mot pour mot et trait pour trait, vaut à elle seule une foule d’œuvres complètes ».