Chantal DuPont (1942-2019) a produit une œuvre riche et variée, complexe et thématiquement engagée dans plusieurs directions : le « territoire comme performance », « l’installation comme habitacle d’un personnage » alors qu’elle travaille dès le début avec les danseuses et performeuses Lynda Gaudreau et Ginette Prince ; elle aborde le corps dans différents contextes, paysages, espaces domestiques et lieux publics. Elle traite de la mémoire individuelle et collective, de la notion de temps et de la fragmentation en travaillant ce qu’elle appelle « l’espace du tableau » qu’elle explore1. Elle nomme tableau ce que d’autres en cinéma appellent une séquence ou un plan, et cette idée du tableau provient évidemment de sa formation de graphiste et de peintre à l’École des beaux-arts qui influence grandement sa pratique de la vidéo et de la photographie2. Elle affirme en outre que ses bandes vidéo relèvent de la peinture et de la littérature comme le portrait, l’autoportrait, le paysage, le journal intime, l’écrit épistolier ou le carnet de voyage. Enfin, elle articule dans celles-ci l’espace et le temps comme dans tout travail cinématique, mais surtout elle se place au cœur de « l’entre-espace », ce lieu « riche de sens ». Composé des interpénétrations disciplinaires — l’histoire, la littérature, l’anthropologie, l’archéologie — « ces entre-espaces [sont les lieux] où peuvent se construire de nouvelles relations3 ».
Rivière aux cerises
Rivière aux cerises, Chantal DuPont, 1986, 15 min.
Réalisation : Chantal DuPont
Assistante à la réalisation : Nicole Benoit
Performeuse/danseuse : Ginette Prince
Musique : Claude Boux
Enregistrement sonore : André Paquette, Guillaume Boux
Caméra : Chantal DuPont
Traitement d’images : Miguel Raymond
Montage : Marcel Pilotte
Produit avec l’assistance du Service audiovisuel de l’UQAM et de PRIM vidéo
Productrice : Chantal DuPont
Rivière aux cerises fut d’abord présentée à la galerie Articule sous forme d’installation à quatre écrans disposés en rectangle. Plusieurs des caractéristiques opérant dans cette œuvre reviendront d’une production à l’autre sous diverses guises : les effets de surface rehaussant l’artificialité autant sur le plan des images que des sons électroniques, la mise en valeur des effets spéciaux électroniques (solarisation, colorisation, images dans l’image grâce à des volets, etc.), des environnements désertiques (naturels ou industriels, rivière et sable, carrière de sable, etc.) où évolue une performeuse ou danseuse — ici Ginette Prince. La relation du corps et de l’environnement définit un motif central de son travail. Plusieurs des artistes plasticiens s’adonnant à l’art vidéo construisent des images composites et Chantal Dupont ne fait pas exception. Elle compose ses images dans une mouvance tramée et colorisée de l’image électronique ; « il m’arrive de travailler la vidéo par la superposition de multiples épaisseurs d’images4 ». La musique, tout aussi artificielle, qui accompagne les images, faisant penser à celle d’une boîte à musique, évoque une ritournelle cristalline. Cette ritournelle est aussi « dansée », une gestuelle qu’exécute la performeuse dans ce décor de rivière sablonneuse. Il y a quelque chose là de ce que j’appelle la performativité vidéographique. Chantal DuPont explore ainsi les capacités des effets vidéographiques afin de mettre en branle la formation/déformation de l’image. Dans cette œuvre, l’artiste met en place un appareil formel qu’elle continuera d’explorer, de raffiner et de maîtriser de mieux en mieux dans les productions subséquentes.
Paroles d’oiseaux à Toro Muerto
Paroles d’oiseaux à Toro Muerto, Chantal DuPont, 1988, 16:40 min.
Conception et réalisation : Chantal DuPont
Danseuse : Lynda Gaudreau
Musique : Bertrand Chénier (Studio Phlizz)
Assistante à la caméra : Lise-Hélène Larin, Suzan Vachon
Œuvres picturales : Chantal DuPont
Collaboration : Nicole Benoit, Lise-Hélène Larin, Suzan Vachon
Produit avec l’assistance de P.R.I.M. vidéo
Production : Chantal DuPont
Rivière aux cerises a aussi été présentée en tant que vidéogramme avec d’autres titres comme Paroles d’oiseaux à Toro Muerto (1988), Corps d’œuvres (1988) et Le marché de l’amour (1990), notamment lors d’une présentation à la galerie Optica (en collaboration avec Le Vidéographe) en septembre 1991. Il existe plusieurs éléments de parenté entre ces œuvres : la gestuelle d’une danseuse ou performeuse dans un décor désertique et surtout la composition des images par incrustation et intégration d’images provenant de tableau de maître ou de figurines et sculptures. Selon le critique Daniel Carrière, elle présente une gestuelle qui puise « son essence dans le territoire et le corps5 », deux choses qui occuperont l’artiste au fil de ses productions. Chantal DuPont affirme que la vidéo est pour elle un « moyen privilégié » pour arriver à s’interroger sur notre place dans la société et qu’elle lui permet d’y insérer sa « recherche picturale ». Elle confirme aussi la centralité du corps et de la danse, bien que j’identifie plutôt la territorialité comme l’enjeu fondamental de son œuvre. Les deux œuvres de 1988, Corps d’œuvres et Paroles d’oiseaux à Toro Muerto montrent les actions dansées dans un environnement désertique (probablement tourné dans une carrière de sable) établissant ainsi un rapport dynamique entre corps et environnement.
Corps d’œuvres
Corps d’œuvres, Chantal DuPont, 1988, 16:40
Conception et réalisation : Chantal DuPont
Caméra : Chantal DuPont, Suzan Vachon
Recherche : Suzan Vachon
Chorégraphie et interprétation : Lynda Gaudreau
Musique : Pierre Dostie
Accessoire : François Coté, Suzan Vachon
Montage : Chantal DuPont
Production : Chantal DuPont
Avec l’assistance du Service de l’audiovisuel de l’UQAM et de P.R.I.M.
La danseuse est drapée dans un tissu bleu permettant ainsi d’incruster des images qui peu à peu vont créer une bipolarité entre le monde industriel et un monde rituel et désertique ; la trame sonore confirme cela par le martèlement cacophonique industriel alors que dans d’autres passages nous entendrons des sons évoquant un lieu sauvage ou naturel. Apparaissent aussi des images provenant de toiles de Della Francesca, du Caravage et du Douanier Rousseau dont on reconnait les végétaux et les fleurs caractéristiques de son style. Christine Ross parle des « corps-paysages » que figurent ces nombreuses séquences où le corps se déplace et se roule dans le sable, chorégraphies du féminin symbolisant un « double assujettissement, celui de la nature par le développement industriel et celui de la femme par la représentation […]6 ». Une scène fait voir des découpages flottant à la surface de l’eau qui illustrerait l’une des possibilités du transcodage qu’opère la « ritournelle », selon Deleuze et Guattari, à savoir le « rapport feuille-eau »7 officiant des frayages et des relais entre plusieurs motifs, ici l’opposition entre le naturel et l’industriel.
Archives : photos de tournage Rivière aux cerises
- 1Voir Parcours thématique des œuvres audio-vidéo de Chantal DuPont (1986-2016), document Word, Fonds Chantal DuPont, Cinémathèque québécoise.
- 2Comme elle l’affirme dans Présentation à l’Université de Sherbrooke 12/02/02. Ma position et mon engagement comme artiste. Document Word, Fonds Chantal DuPont, Cinémathèque québécoise.
- 3Ibid.
- 4Ibid.
- 5Le Devoir, 12 septembre 1991.
- 6Parachute, oct. – déc. 1989, 53-54.
- 7Deleuze G., Guattari, F. (1980). Mille PLateaux, p. 386.