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MARC PARADIS
November 2021

Image tirée de La nuit fluide 1, Screen test, Le voyage de l’ogre, Marc Paradis, 1981. En l’occurrence, la personne apparaissant ici est Daniel Carrière, l’un des rares critiques ayant tenu une rubrique vidéo dans le quotidien Le Devoir (de 1987 à 1993, l’année de son décès précoce à l’âge de 36 ans).

Marc Paradis aura été le plus consistant des vidéastes gais de cette décennie. Contrairement à ses homologues du Canada anglais comme John Greyson ou Dennis Day pour ne nommer qu’eux, point d’esthétique camp chez Paradis, point d’humour, mais plutôt une dramaturgie de l’homosexualité, l’expression troublée du désir et de la sexualité par une tension du regard voyeuriste.

Marc Paradis (1955-2019) a été l’un des rares vidéastes des années 1980 au Québec à aborder la sexualité masculine et homosexuelle de façon explicite et directe avec une sincérité et une candeur désarmante. Sur une période s’étalant de 1981 à 1991, il réalisa un ensemble de productions explorant toutes — à l’exception de celles co-réalisées avec Luc Bourdon comme Scheme video (1984) et Say Cheese for a Trans-canadian Look (1985) ou des captations de pièces de théâtre — des aspects de la vie des homosexuels : fantasme de rapt dans la ville, voyeurisme, sexualité masturbatoire, la fulgurance amoureuse, etc. Ses œuvres firent parfois scandale surtout à cause des scènes explicites de sexualité. C’est ainsi que deux de ses œuvres furent retirées « temporairement », prétendait-on, du volet vidéo de l’exposition Un Archipel de désirs : Les artistes québécois et la scène internationale en 1991 au Musée du Québec. En effet, Lettre à un amant (1988, couleur, 10 min) et Délivrez-nous du mal (1987, couleur, 9 min 45 sec) avaient été retirés de la programmation par le musée, ce qui avait incité plusieurs vidéastes — François Girard, Robert Morin et Lorraine Dufour, Jeanne Crépeau, Daniel Dion — à demander le retrait de leurs œuvres en gage de solidarité avec Paradis. Toute cette affaire qui avait eu un certain retentissement dans le petit milieu de la vidéo de l’époque montre à quel point la sexualité explicite, plutôt rare dans l’art vidéo québécois, pouvait encore soulever des vagues. Marc Paradis aura été le plus consistant des vidéastes gais de cette décennie. Contrairement à ses homologues du Canada anglais comme John Greyson ou Dennis Day pour ne nommer qu’eux, point d’esthétique camp chez Paradis, point d’humour, mais plutôt une dramaturgie de l’homosexualité, l’expression troublée du désir et de la sexualité par une tension du regard voyeuriste. La légèreté n’est pas du domaine qu’arpente Marc Paradis.

La nuit fluide 1, Screen test, Le voyage de l’ogre

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La nuit fluide 1, Screen test; Le voyage de l’ogre, Marc Paradis, 1981, 25:25 min.
Réalisation : Marc Paradis
Caméra : Rénald Bellemare
Preneur de son : Heydi Dab
Montage : Marc Paradis, Jean-François Garsi
Script, photographe de plateau : France Tremblay
Directeur de production : Luc Bourdon

La première vidéo que réalise Paradis en 1981, et connu sous le titre abrégé de Le voyage de l’ogre, comprends plusieurs des éléments formels ou thématiques qui caractérisent sa manière : une « impulsion narrative », pour reprendre l’expression qu’utilise Thomas Waugh1, qui s’empare d’une matière visuelle plutôt documentaire, impulsion s’accentuant d’un vidéogramme à l’autre ; un voyeurisme dominant, une sexualité masculine plutôt solitaire, le fantasme et le narcissisme, l’errance et la ville, le danger et la mort. Certains des jeunes hommes présents dans cette première œuvre seront aussi les fidèles acteurs ou figurants des œuvres subséquentes. Ce projet était à l’origine des essais à l’écran (screen tests) liés à la production d’un film sur le tueur en série américain, John Gacy, film que Paradis devait co-réalisé avec le réalisateur français Jean-François Garsi. Le film ne fut jamais entrepris si bien que Paradis décida de conserver les essais à l’écran pour en faire un vidéogramme ou John Gacy est présent dès le début du vidéogramme avec une voix hors champ faisant penser à celle d’un lecteur du journal télévisé qui nous explique qui était cet assassin. Après cette ouverture, défilent à tour de rôle de jeunes hommes ayant répondu à une annonce pour figurer dans un film. Ils se confient directement à la caméra, ils font part de leurs expériences en tant que jeunes homosexuels, ils parlent de la chasse aux rencontres sexuelles dans la ville et le danger que cela peut comporter, les fantasmes de rapt et de prostitution, si ce n’est la prostitution réelle à laquelle certains d’entre eux se seraient livrés. Chacun se présente dans des poses esthétisantes, parfois suggestives ou érotiques, menant à des scènes d’onanisme. Dans l’une des rares analyses de fond portant sur l’œuvre de Paradis durant les années 1980, Tom Waugh affirme que « Le vidéogramme est franchement voyeur, mais c’est un voyeurisme trouble, mal à l’aise. L’analogie entre le vidéaste qui capture [avec sa caméra] et l’ogre qui tue est explicite2 […] ». Je serais ici tenté de qualifier ce vidéogramme d’inaugural tant il préfigure plusieurs éléments qui gouverneront les œuvres subséquentes de l’artiste, notamment cette posture de l’ogre qui dévore ses victimes par le regard, dont la pulsion scopique est mortifère tant elle est isolée devant des scènes fréquentes de masturbation comme dans le vidéogramme qui suit immédiatement Le Voyage de l’ogre, La Cage (1983, couleur et noir et blanc, 19:45). Le visionnement de ces vidéogrammes des années 1980 fait remarquer l’isolement de ces hommes, surtout leur solitude dans les scènes de masturbation individuelle ou en groupe. Malgré une sorte de solennisation du nu masculin et du sexe en érection, malgré des tropes pornographiques tels que le gros plan du sexe érigé et l’éjaculation, il se dégage une sexualité triste, narcissique et solipsiste. Il n’y a pas de dialogues dans ces récits d’amour plus proche du journal intime par la voix off qui couvre les images d’une narration composée de réflexions et anecdotes, comme dans Lettres à un amant (1988, couleur, 10 min.). L’incident Jones (1986, couleur, 7 min. 49 sec.) prend la forme d’un poème chanté sur la fulgurance de la rencontre amoureuse, toujours éphémère. Thomas Waugh reprend à Jean Tourangeau l’idée que la séparation du discours et de l’image serait le principe d’organisation structurelle des œuvres de Paradis ; or cette disjonction renforce une esthétique de l’incommunicabilité qui habite son œuvre. Étrangement, il n’y a pas de sexe dans L’incident Jones, seulement une grande mélancolie. La morosité qui se dégage de ce vidéogramme provient du contraste entre les images banales (sans le son) d’une fin de semaine à la campagne avec Stephen Jones, invité du Festival du nouveau cinéma, et ce chant traçant avec solennité les relations et désirs circulant entre ces personnes lors de ce qui ne serait pourtant qu’un incident. Marc Paradis présente dans la plupart de ses œuvres les figurants isolés, seuls, se masturbant comme pour dramatiser cette solitude. Ces œuvres en sommes furent peut-être pour Marc Paradis, un réalisateur et un homme intelligent et sensible, des cris et des appels à l’amour, une manière de tendresse à l’égard de ces hommes avec lesquels il vivait et travaillait. Mais la difficulté du rapprochement amoureux dominé par les pulsions mortifères n’a jamais trouvé de résolution vidéographique.

La carrière vidéographique de Marc Paradis s’arrête plutôt brusquement en 1991 après avoir réalisé Harems (1991, couleur, 45 min.) qui fut sa production la plus ambitieuse, mais la moins réussie. Cette dernière production faite à partir d’un scénario de Jean Tourangeau, se complaisait dans les clichés visuels — plein de rideaux diaphanes flottant au vent derrière lesquels de jeunes éphèbes presque nus s’ébattent comme en une sorte de Bilitis gaie — et dans les poncifs idéologiques, comme la différenciation de l’univers des femmes, représentant une sorte de pureté de mères avec des enfants, des madones en somme, avec celui des hommes et de leur sexualité masturbatoire.

  1. 1
    Waugh, Thomas. Les formes du discours sexuel dans la nouvelle vidéo masculine. In: Communication. Information Médias Théories, volume 9 n° 1, été 1987, p. 53 : https://doi.org/10.3406/comin.1987.1373
  2. 2
    Ibid., p. 52.
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