Suzanne Giroux (née en 1958) a fait des études à Paris dans les années 1980 et elle montre le lien le plus direct entre la vidéographie et l’histoire de l’art. Du 16 mars au 2 avril 1989, PRIM présentait les « vidéos peintures » de Suzanne Giroux, comme on les appelle dans certains articles, regroupées sous le titre de Revisiter le modèle, dont témoigne une courte vidéo de Jimmy Lakatos et Yves Labelle que nous présentons ici. Le communiqué nous apprend que l’exposition regroupe cinq « vidéo-peintures créées entre 1986 et 1989 »1, cinq écrans vidéo encadrés et accrochés au mur diffusant des images de modèles faisant la pose.
Revisiter le modèle
Revisiter le modèle, Jimmy Lakatos, Yves Labelle, 1989, 3:05 min.
Musique : Michel Smith
Production : PRIM
Selon Nathalie Caron, qui écrit dans le journal Voir, « toute la ville en parle… » au moment de cette présentation à PRIM. De son côté, Cameron Skene affirme dans le journal Mirror : « But ’the art of the dull’ changes into beauty at the hands of Giroux2. » Ce sentiment d’ennui traduit la sensation de la durée rehaussée par la date et l’heure s’affichant au bas de l’écran, marquant le temps de la prise de vue et de la pose quasi immobile des modèles. Cette œuvre revisitant des figures célèbres de la peinture — comme l’odalisque — les met en scène comme représentation du modèle féminin en peinture. Les moniteurs sont encastrés dans le mur et se présentent encadrés comme s’il s’agissait de tableaux et la pose du modèle s’accompagne de la date et de l’heure de la session et le spectateur peut ainsi éprouver la longueur de celle-ci. Il se dégage la sensation de la durée d’un déroulement presque immobile et cela expose de manière brute cette temporalité de l’objectification du corps féminin. Pourtant, s’agissant de vidéo, si le spectateur observe longuement et attentivement, il percevra des micros-mouvements, ne serait-ce que la respiration du modèle ou un battement de paupières, ce qui fait surgir l’instant dans la durée ; contrairement à la peinture qui condense le temps de la pose en un instant fixé, la vidéo enregistre un tableau vivant surgissant par ces moments inattendus. C’est une critique du nu féminin dans la tradition picturale en faisant en sorte qu’une tension existe pour le spectateur entre la durée et l’instant. Une peinture fera ressentir la représentation du corps féminin comme chose dans la fixité de la pose et par une temporalité absente, morte, alors que l’animation, même minimale, du souffle dans le tableau vidéographique permettra le surgissement intempestif du féminin animé et vivant.
Le Musée d’art contemporain présentait, du 4 novembre 1990 au 27 janvier 1991, le travail de Suzanne Giroux autour de l’impressionnisme dans une exposition qualifiée d’exceptionnelle par certaines comme Claire Gravel dans Le Devoir3 et qui s’intitulait Giverny, le temps mauve. Dans le catalogue de l’exposition, le conservateur Réal Lussier s’entretient4 avec l’artiste qui mentionne l’aspect « citationnel » de sa démarche en puisant son imagerie et son langage à même l’histoire de l’art. Sa recherche vise aussi une poïétique de l’œuvre « en train »5, l’œuvre se faisant, ce que la dialectique de la durée et de l’instant articule et met en évidence. Un vidéogramme du Fonds PRIM d’art vidéo qu’elle a réalisé dans le cadre de ses études à Paris a pour titre Une question de citation !!.
Une question de citation!!
Une question de citation!!, Suzanne Giroux, 1986, 24 min.
Réalisation : Suzanne Giroux
Avec Suzanne Giroux et Jean Gravel
Caméra : Jean Gravel, Suzanne Giroux
C’est une œuvre parodique dans laquelle l’artiste se présente burlesquement avec perruque et costume et parfois drapée de tissus et presque nue, où elle est enjouée sous les traits d’une historienne de l’art à l’accent pincé. Elle cite et elle cite, notamment René Payant, l’historien de l’art de l’heure à cette époque au Québec, des citations au second degré dit-elle à un certain moment. Elle aborde la citation comme une bricoleuse qui assemble les citations visuelles, sonores, les citations de textes, comme autant de déjà-dit ou de déjà-là, le postmodernisme étant l’appareillage rendant ces citations disponibles comme matériau pour ses pastiches. Le bricoleur dispose des restes des objets du passé, affirme-t-elle encore dans la vidéo. Parmi les outils et les instruments de la bricoleuse, il y a le collage ou, mieux, le principe de la reproductibilité. Après avoir personnifié une historienne de l’art bouffonne, elle se dénude pour se présenter en odalisque fanfaronne. Une question de citation !! est en quelque sorte la théorie satirique de la citation, elle-même détournée à des fins ironiques, pour l’amusement et le rire. Suzanne Giroux, tout comme le duo Dion/Poloni un peu avant elle, mais différemment d’eux, prend Payant au mot en produisant une « œuvre-manifeste » dénuée de sérieux, dont la force de conviction s’affirme par le rire. Mais ici le rire ou la légèreté n’est pas comme chez le duo masculin une marque d’iconoclastie et d’un certain nihilisme, mais bien l’affirmation d’un humour féminin portant une charge à des figures d’objectification et de réification des femmes par l’histoire de l’art.
- 1Communiqué de presse, dossier de la demande au Ministère de la Culture (1989-1990) – multidisciplinaire, archives de PRIM
- 2Mirror, Vol. 4 no 20, 23 mars-6 avril 1989
- 3Le 30 novembre 1990
- 4Lussier, R. (1990). Giverny, le temps mauve. Montréal : Musée d’art contemporain, p.5.
- 5Voir à propos de la poïétique, Passeron, R. (1996). La naissance d’Icare. Éléments de poïétique générale. Saint-Germain-en-Laye; Valenciennes : Presses universitaires de Valenciennes.