CinémaDisco clubs : tour de piste
Il y a un plaisir indéniable à revisiter des films où les clubs, discothèques et autres scènes de party dansant ont une place de premier plan, parce que l’on sait qu’on y trouvera les ingrédients qui nous font jubiler au cinéma : le factice, le clinquant, le rythme et l’absence d’inhibition. Et pourtant, ces scènes de défoulement sont presque toujours teintées de sentiments plus troubles.
Il suffit de penser au film disco ultime : Saturday Night Fever repose tout entier sur la tension entre la vie sublimée de Tony Manero en discothèque – « He’s the king out there » – et son existence dans le monde réel. Au son des Bee Gees, Tony est celui qu’il rêve d’être, c’est-à-dire le meilleur, loin de l’image de raté que lui renvoient sa famille, sa petite condition et son absence de vocation.
Il y a de ça aussi chez les personnages qui gravitent autour du Starlight dans Funkytown de Daniel Roby. Mais ici, le film est tourné près de 40 ans après l’époque qu’il dépeint, et la bulle sociale des individus est doublée de la bulle temporelle du cinéma. Au-delà des coiffures et costumes rétro, Funkytown capte une époque charnière, entre le moment où tout semble encore possible et le temps de la désillusion, sur fond de tensions politiques et de déclin économique, et alors que le sida s’apprête à anéantir l’insouciance.
Mais aussi éphémère soit-elle, cette parenthèse enchantée du disco offre la gloire à ceux qui sont capables de deux choses : la performance et l’excès. Paul Thomas Anderson s’en amuse dans Boogie Nights, en combinant disco et porno dans un univers dont la démesure s’applique aussi bien au sexe du protagoniste principal qu’à l’ambition du plan séquence inaugural.
Par-delà les années 1970, les clubs sont un espace de fantasme par excellence, où l’on devient un autre. Mais ce jeu peut s’avérer risqué, comme dans Cruising de William Friedkin. « How would you like to disappear? », demande le capitaine de police à l’officier Steve Burns, qu’il envoie infiltrer le milieu S&M gay pour traquer un tueur en série qui y sévit. Mais Burns va disparaître plus que prévu sous son nouveau costume de cuir. La danse sauvage d’Al Pacino sur le morceau Heat of the Moment de Willy DeVille en témoigne, entre désir brûlant et agressivité larvée.
Les êtres se révèlent sur la piste de danse – à moins qu’ils ne se leurrent ? C’est ce que semble se demander le jeune Amin dans Mektoub My Love : Canto Uno, en voyant Ophélie se prêter à un numéro de pole dance particulièrement lascif en pleine boîte de nuit. À cette scène dictée par le paraître et structurée par le regard des uns sur les autres, Kechiche va opposer dans son film une autre soirée dansante, aussi imprévue que candide, dans le restaurant tunisien du quartier.
De l’autre côté de l’océan, d’autres adolescentes tentent elles aussi d’exister dans l’exhibition. Là aussi, pendant le fameux Spring Break, on peut devenir quelqu’un d’autre. « Just pretend it’s a video game. Like you’re in a fucking movie », conseille Brit à ses copines. Elle met le doigt sur quelque chose : entrer dans la danse, c’est être déjà du côté de la fiction. Ici, sur du Britney Spears chanté à tue-tête, le rêve américain a quelque chose de déprimant mais n’en demeure pas moins hypnotisant. À l’image du film de Korine, entre regard distancié et spectacle au premier degré.
On retrouve une telle ambivalence dans La grande bellezza de Paolo Sorrentino et au cœur de l’existence même de son personnage, l’écrivain mondain Jep Gambardella. « J’étais destiné à la sensibilité », commente Jep à l’issue d’une luxueuse, monstrueuse et fellinienne séquence de fiesta sur un immense yacht organisée en son honneur et l’introduisant par la même occasion dans le film. Le spectacle est décadent et on ne peut pas le quitter les yeux. Même pathétique, la vie nocturne semble irrésistible quand le cinéma s’en empare.
Dans Enter the Void ou Millenium Mambo, c’est d’ailleurs la ville tout entière qui se transforme en boîte de nuit. Tokyo chez Gaspar Noé ou Taipei chez Hou Hsiao-hsien brillent de tous leurs néons pour accueillir l’errance nocturne et existentielle des êtres. Dans Millenium Mambo, les lampes intermittentes des ponts et des autoroutes où l’on suit l’actrice Shu Qi sont aussi hypnotiques que celles du club où son personnage travaille. Chez Noé, le film tout entier est englouti par son atmosphère : l’inoubliable générique d’ouverture vaut bien tous les stroboscopes du monde.