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CinémaEntrevue avec Geneviève Beaulieu : Menace Ruine, groupe cinéphile

Apolline Caron-Ottavi
1 octobre 2024
Entrevue avec Geneviève Beaulieu : Menace Ruine, groupe cinéphile

En complément de leur concert qui se tiendra le 30 octobre à 20h, Geneviève Beaulieu et S. de la Moth du groupe de drone folk apocalyptique Menace Ruine nous gratifient d'une passionnante carte blanche de sept films. Geneviève a bien voulu répondre à nos questions pour présenter leurs choix cinéphiles.

Les chevaux de feu de Sergueï Paradjanov

Quel est votre profil et votre parcours de cinéphiles? Comme cela dialogue-t-il avec votre pratique de musiciens?

S. et moi sommes complices depuis une trentaine d’années. Depuis qu’on se connaît, la musique et le cinéma occupent une place centrale dans nos vies. Tout de suite, nous avons fait des projets musicaux ensemble et avons regardé une tonne de films, assoiffés de voir tout ce qu’on pouvait trouver, du cinéma d’auteur européen surtout, mais pas seulement. Des classiques aux films les plus créatifs et « expérimentaux ». C’était les années 1990, l’époque des clubs vidéo, et nous vivions encore à Québec. Les ressources étaient plus limitées mais il y avait quand même Club Vidéo Cartier qui offrait une sélection plutôt variée. Lorsque nous avons déménagé à Montréal en 1999, c’est devenu plus intéressant. D’ailleurs, l’une des premières choses que j’ai faites a été de m’abonner à la Cinémathèque. Depuis dix ans, nous vivons au nord de Lanaudière et c’est un désert cinématographique… Heureusement, les temps ont changé et on peut accéder à des films en ligne.

À une certaine époque, je lisais beaucoup sur le cinéma et nous nous passionnions pour les processus créatifs des cinéastes, leur vision du cinéma. J’avais adoré L’image-temps et L’image-mouvement de Gilles Deleuze, des lectures qui me poussaient à prendre plein de notes, faisaient exploser mon imagination et me nourrissaient. La créativité est contagieuse et fonctionne comme des vases communicants, d’une forme d’expression à l’autre. Le cinéma ne nous inspire pas seulement pour son art en tant que tel, mais aussi pour l’ensemble de l'univers créatif qu’il déploie et ses possibilités d’expression. À un moment, nous avons eu l’envie de réaliser de petits films ensemble, (quel cinéphile n’y rêve pas?) mais la musique est restée notre principal vecteur de créativité. Et puis quel travail colossal derrière chaque film! Respect pour les cinéastes et leurs collaborateurs. Plus humblement, S. a commencé à réaliser des vidéos pour la musique de Menace Ruine, et pour nos projets solos ou parallèles. Le visuel de nos albums a toujours été un aspect important pour nous. L'image en mouvement, synchronisée à la musique, apporte une nouvelle dimension à notre travail créatif et renforce notre collaboration, ce qui nous stimule énormément.

Vous proposez une carte blanche très éclectique, en termes de styles, origines, époques… Quelle vue d’ensemble vouliez-vous obtenir?

Nous avons choisi des films qui nous ont marqués à différentes périodes de notre vie et qui, après plusieurs visionnements, continuent de nous toucher profondément. Il était crucial qu'ils aient résisté à l'épreuve du temps et à nos critères actuels. Bien que les films restent inchangés, notre perception, nos valeurs et ce que nous recherchons à travers l’art ou le cinéma ont évolué au fil des ans.

Mais nous avons également tenté de respecter un certain esprit, des thèmes privilégiés et l’esthétique globale de Menace Ruine. C’est pourquoi nous nous sommes arrêtés sur des films plus « universels », certains empreints de symbolisme, mythologie, religion, traditions ancestrales, contes… Des œuvres moins anecdotiques ou intimistes, qui reflétaient « l’intensité » de Menace Ruine, si j’ose dire, projet qui me pousse moi-même à explorer des thèmes plus larges et profonds. Même un film hyperréaliste comme Rosetta prend pour nous une dimension quasi mythologique, avec son anti-héroïne qui est un personnage au profil psychologique bien défini. Le récit de son parcours rappelle un peu celui d'un conte, avec une morale subtile en conclusion ou, du moins, une fin ouverte.

La présence de la nature a aussi influencé certains de nos choix. Aucun film trop matérialiste n’a trouvé sa place ici. De nos jours, il est frappant de constater le nombre de films mettant en scène des personnages riches, dans leurs grosses maisons, avec des voitures de luxe, des scènes qui nous rappellent des publicités... Est-ce un effet du streaming, de Netflix et compagnie? Cela manque de poésie. La poésie, justement, est omniprésente dans les films que nous avons choisis. Ces œuvres laissent de la place à l’interprétation, à la résonance émotionnelle ou incitent à la réflexion. Quant à l’origine géographique, ce n’était pas du tout un facteur de sélection. Nous n’avons pas boycotté volontairement les films américains!

Oedipus Rex de Pier Paolo Pasolini

Journal d'un curé de campagne de Robert Bresson

De quelle façon ces films (ou certains) résonnent-ils pour vous? Comment les avez-vous découverts et en quoi ont-ils été marquants?

Au début de notre aventure cinéphile commune, nous avons sautés à pieds joints dans la Nouvelle Vague française. Nous écumions tous les films qu’on trouvait de chaque cinéaste et Robert Bresson, en tant que précurseur de la Nouvelle Vague et réalisateur admiré des Godard et compagnie, s’est rapidement imposé comme une figure incontournable et l’un de nos préférés. Ses films dégagent une gravité singulière. Il n’y a pas chez lui de désir de faire éclater la forme, mais plutôt une vision personnelle du cinéma, de ce qu'il devrait être, dans l’idéal. Il utilisait ce medium avec une économie remarquable, abordant des sujets profonds. La force d’évocation et la beauté de l’image se conjuguent à une sobriété des dialogues et de la musique, si bien que rien n’y semble superflu. Son adaptation du Journal d’un curé de campagne de Georges Bernanos est admirable. Le personnage du curé, avec son austérité et sa naïveté touchante, nous émeut. C’est un film que nous avons vu à plusieurs reprises mais qui ne perd jamais de sa force. Nous avons une affection particulière pour les œuvres épurées, dépouillées d’artifices, et le cinéma de Bresson en est un parfait exemple.

C’est curieux de dire cela, surtout quand on a également choisi Le chevaux de feu de Sergueï Paradjanov, qui se situe à l'opposé en matière de style. Le contraste entre l'un, éclaté, et l’autre, austère, est saisissant. Dans le film de Paradjanov, un véritable tourbillon de couleurs, d’images, de plans audacieux et de musique nous emporte. Certaines scènes continuent de nous habiter bien après coup. C’est un véritable festin pour les cinéphiles. Ce film n’est pas seulement un chef-d'œuvre esthétique, il est traversé par une énergie et une poésie d’une rare intensité. Paradjanov était un immense artiste. Quel gâchis qu’il ait perdu tant d’années en prison.

Tout comme Bresson, Pier Paolo Pasolini reste, après toutes ces années, l'un de nos réalisateurs favoris. Œdipe Roi est un film magistral. Parmi ses autres œuvres, nous l’avons choisi pour sa manière de capturer l’aspect universel de la mythologie, hors du temps et de l’espace, capable de se transposer à n’importe quelle époque. Pasolini le fait brillamment ici, y injectant même une dimension autobiographique. Sa quête de l’intemporel se reflète dans un décor délibérément non identifiable. La musique, issue d’origines et d’époques variées, renforce cette ambiguïté et contribue à la puissance dramatique de l’œuvre.

Inspirée des romans autobiographiques de Janet Frame, et magnifiquement adaptée par Jane Campion, l'histoire de An Angel at My Table nous a captivés et troublés. Le personnage hypersensible, introvertie, en plus d’être artiste, est incomprise par son entourage. Diagnostiquée à tort comme schizophrène, elle subit des électrochocs pendant des années. Le film montre bien à quel point elle peine à s’adapter à un monde qui lui est hostile. Quand Janet est forcée de chercher un boulot, l’anxiété est tellement forte qu’elle retourne à l’hôpital psychiatrique. Pourtant, dès qu'elle est entourée d’autres artistes ou de personnes qui la soutiennent, elle s’épanouit et retrouve sa créativité. Le film capture bien la pression sociale sur les artistes, cette image négative qu’ils traînent jusqu’au jour où ils sont enfin reconnus et "légitimés" par la société (d’ailleurs, c’est ce qui sauve Janet de la lobotomie). Et au-delà de l’histoire, le jeu de l’actrice et la beauté de la cinématographie en font un chef-d’œuvre.

Les frères Dardenne devaient absolument figurer dans notre carte blanche. Leur cinéma social est fondamental à nos yeux. Plutôt que de dramatiser le malheur des gens, ils nous font vivre cette réalité de manière « virtuelle » à travers leurs personnages. On ressent tout sans avoir à le subir, ce qui favorise naturellement l'empathie. Leur style est brut et sans artifices, mais possède une véritable esthétique, un travail d’artisans qui frôle parfois la poésie. C’est particulièrement le cas dans Rosetta, où une poésie discrète se dégage. On suit le personnage de très près, comme si on était collés à elle. Sa psychologie est simple mais surprenante, et elle n'est pas toujours attachante, surtout à l’égard de son ami. Elle évoque un personnage de conte : une anti-héroïne dont l’aventure consiste uniquement à se sortir de la misère en trouvant un travail. C'est une quête marquée par une lueur d’espoir à la fin. À l’inverse de Janet dans An Angel at my Table, qui peine à entrer dans le moule, Rosetta aspire précisément à cela. Son salut réside dans le travail, mais même là, le système ne veut pas d’elle. Deux « outcasts », deux manières de se heurter à la société.

An Angel at my Table de Jane Campion

Rosetta de Jean-Pierre et Luc Dardenne

De quelle façon êtes-vous sensibles à l’usage de la musique (ou à son absence) dans ces œuvres et dans le cinéma en général?

Nous sommes particulièrement sensibles à la musique dans les films. Elle n’a pas toujours le même rôle, et parfois, son emploi excessif nuit plus qu’il ne sert. Ce qui nous dérange particulièrement, c’est quand la musique tente de manipuler nos émotions, et nous dicte ce que nous devrions ressentir. Il nous arrive même de stopper un film si elle devient trop envahissante sans justification. Nous ne sommes pas non plus fans des séquences qui ressemblent à des vidéoclips, avec des scènes étirées sur presqu’une chanson au complet, hyper stylisées. Pour nous, la musique doit apporter quelque chose de plus profond, enrichir le film sans le dominer.

Dans certains des films de notre carte blanche, comme ceux de Paradjanov, Pasolini ou Kachyna, la musique est essentielle. Elle fait corps avec l’œuvre, elle la complète de manière organique. Dans d’autres, on perçoit la manière dont la musique est subtilement intégrée, en harmonie avec l'ensemble du film. C’est le cas de Journal d’un curé de campagne, Embrace of the Serpent, ou An Angel at My Table, où la musique ne cherche jamais à surligner ou à amplifier artificiellement les moments forts, mais accompagne certains passages et les enrichit. Dans Rosetta, il n’y a aucune trame sonore, et pourtant, son absence ne se fait jamais ressentir. La musique aurait été superflue dans ce contexte, d’autant plus que Rosetta, dans sa misère, n’y a pas vraiment accès. La seule fois où l’on entend de la musique, c’est lorsque Riquet lui fait écouter une répétition de son groupe, où il joue maladroitement de la batterie. Cela reflète une certaine sobriété des moyens, une philosophie que nous apprécions : lorsque ce n’est pas nécessaire, mieux vaut s’en passer.

Pouvez-vous nous dire quelques mots en particulier des deux films qui sont peut-être les moins connus parmi votre sélection : Embrace of the Serpent de Ciro Guerra et The Little Mermaid de Karel Kachyna?

Embrace of the Serpent a été pour nous une découverte à la fois belle et puissante. Sorti en 2015, il est le film le plus récent de notre sélection. Tourné dans la région colombienne de l’Amazonie, il nous offre des images et des scènes à couper le souffle, riches en symboles. L'histoire s'inspire des récits de voyage de deux explorateurs : l'Allemand Theodor Koch-Grünberg et l'Américain Richard Evans Schultes. Ces témoignages figurent parmi les rares traces qui subsistent de nombreuses cultures amazoniennes aujourd'hui disparues, et le film leur est par ailleurs dédié. L’histoire se déroule sur deux périodes. D’abord en 1909, lorsque Theo von Martius rencontre Karamakate, un chaman amazonien et dernier survivant de sa tribu décimée par les colons en quête de caoutchouc. Ensemble, ils partent à la recherche de la yakruna, une plante sacrée (et fictive) supposée guérir Theo. Le film met en lumière les ravages causés par les barons du caoutchouc, l’esclavage et l'influence destructrice des missionnaires espagnols.

Trente ans plus tard, un Karamakate vieillissant accompagne le botaniste américain Evan sur les traces de Theo, à la recherche de la même plante. Ce second périple devient une quête de guérison des blessures du colonialisme, symbolisée par la transformation mystique d’Evan. Un film magnifique, acclamé et primé à travers le monde. Nous apprécions particulièrement l'aspect critique du film, notamment le choc entre deux cultures : celle matérialiste des hommes blancs et celle des peuples qui vivent en harmonie avec la nature, en respectant ses limites. Par exemple, Karamakate pousse les explorateurs à se débarrasser de leurs possessions matérielles qui alourdissent leur embarcation et risquent de les faire couler. Le dernier objet auquel l’un d’eux s'accroche est un gramophone, incongru au cœur de la jungle. La musique qu'il produit calme l'explorateur, pourtant, la plus belle des musiques n’est-elle pas celle de la nature, apaisante et enveloppante? Elle l’est pour nous en tout cas.

Alors que dans Embrace of the Serpent, le chaman incite les explorateurs à se débarrasser de leurs objets en les jetant à l'eau, dans The Little Mermaid, c'est l'envers de la scène : les sirènes récupèrent les artefacts des bateaux qui échouent au fond de leur royaume sous-marin. Ces objets provoquent souvent l'amusement des sirènes, qui se moquent des absurdités humaines, comme leur propension à se faire la guerre ou à manger des poissons. Ce film est un véritable bijou, comme un trésor caché au fond de l'océan. J'ai toujours eu un faible pour le conte de Hans Christian Andersen, et l’adaptation du réalisateur tchèque Karel Kachyňa, en 1976, demeure notre favorite. L’atmosphère sous-marine y est magique, suspendue dans le temps, et la bande sonore est sublime. Nous ne nous lasserons jamais de le revoir.


Vignette d'en-tête: The Mermaid de Karel Kachyňa

Embrace of the Serpent de Ciro Guerra