CinémaLes nombreux damnés de Joseph Losey
La notion d’arbitraire semble avoir imprégné la vie comme l’œuvre de Joseph Losey.
L’arbitraire éprouvé au cours d’une éducation puritaine, dont il fera tout pour se détacher; l’arbitraire des inégalités sociales, dont il découvrira la réalité avec choc durant sa jeunesse pendant la crise des années 1930; l’arbitraire du maccarthysme qui, du fait de ses sympathies communistes, le condamnera à partir de 1952 à s’exiler en Europe où il mènera le reste de sa carrière. Cette part d’arbitraire, et l’instabilité qui en découle, sont constitutives des schémas dictant le cheminement des protagonistes de Losey : certains font irruption dans la vie des autres, comme l’envoûtante Anna dans Accident ou l’étrange visiteur poète de Boom; d’autres sont propulsés dans un milieu qui n’est pas le leur, comme le jeune Leo, d’origine modeste, parmi les aristocrates de The Go Between; d’autres enfin s’enferment dans un face-à-face vertigineux teinté de servitude volontaire, comme le maître et le valet de The Servant ou le duo de femmes endeuillées de Secret Ceremony. Tous voient leur existence bifurquer radicalement face au flot des événements.
Toute la première partie de The Damned est à ce titre exemplaire, mettant en scène avec un rythme endiablé ce principe même du chaos s’immisçant dans la banalité : un touriste aisé suit une jeune fille aguichante, qui sert en réalité d’appât pour une bande de blousons noirs qui le tabassent et le dépouillent; mais elle revient bientôt le voir par remords et il s’enfuit avec elle sur son bateau de plaisance tandis que les délinquants tentent en vain de les poursuivre à moto. Outre le fait que cette prémisse anticipe étonnamment sur les figures subversives du Clockwork Orange de Kubrick, elle énonce un motif crucial de Losey. « Tu sais que tu as sauté sur le pont par pur instinct? », dit l’homme à la jeune femme une fois au large. Cette imprévisibilité qui dicte l’existence fascine Losey, dont le parcours aussi semble s’être constitué au fil des intuitions, des rencontres et des coups du sort; cela explique peut-être le caractère en apparence hétéroclite de sa filmographie, faisant de lui le plus insaisissable et parfois le plus injustement délaissé des grands cinéastes.
Dans le domaine de l’arbitraire, l’injustice n’est jamais loin, et Losey en a en quelque sorte fait un fil rouge dans son œuvre. Elle est le couperet qui s’abat de façon aléatoire sur le soldat de King and Country, accusé de désertion pour donner l’exemple, ou de façon ciblée sur Galileo, pourchassé pour son affirmation de la vérité scientifique face à l’obscurantisme. Elle fait des victimes collatérales, comme le père alcoolique de Time Without Pity, engagé dans une course contre la montre pour sauver son fils de la chaise électrique, ou le jeune garçon de The Go Between, broyé par les membres d’une élite qui ne perçoivent même pas la souffrance qu’ils infligent. Elle est déjà au cœur du premier long métrage du cinéaste, The Boy with Green Hair, pamphlet contre l’intolérance qui réunit plusieurs traits de son travail à venir : le goût des fables morales, l’étude des mécanismes de la persécution, ou encore l’exploration des souvenirs et traumatismes qui construisent et définissent l’individu dans le temps.
Orphelin de guerre et victime de l’égoïsme des adultes, le Peter de The Boy with Green Hair est le premier des héros de Losey à être déplacé, balloté, marginalisé. Une idée de mise en scène suffit au cinéaste pour l’exprimer : sur le récit que fait l’enfant des familles d’accueil qui l’ont brièvement recueilli se succèdent les images fixes et indifférentes des différentes maisons – de plus en plus modestes, qu’il a habitées. Gage de normalité, d’intimité et de stabilité, l’image du foyer devient dans sa multiplicité le symbole amer d’une enfance solitaire et spoliée. Les maisons ne cesseront d’ailleurs de hanter le cinéma de Losey, vitrines extérieures des failles intérieures des individus : de la demeure névrotique de Secret Ceremony à la villa exubérante de Boom; du manoir aux cent vingt pièces de The Go Between à la bâtisse familiale d'Accident, dont le plan frontal ouvre et clôt implacablement le film, tandis que sa porte s’ouvre et se ferme sur les aspirations d’évasion de son propriétaire…
Dans les années 1970, Losey a réalisé entre autres deux magnifiques films, dans lesquels il pousse à son paroxysme sa mise en scène de l’oppression : Figures in a Landscape et Monsieur Klein. Scénarisé par Robert Shaw, qui joue aussi l’un des deux rôles principaux, Figures in a Landscape, comme l’indique son titre, tire la représentation vers l’abstraction pour évoquer la tyrannie. Deux hommes, les mains liées, y parcourent un paysage sans fin et déserté, poursuivis par un hélicoptère menaçant. Ici, nul besoin de spécifier le contexte : il ne demeure plus que le double mouvement allégorique de la traque et de la fuite, sous-tendu par une terreur qui se suffit en elle-même comme objet de dénonciation.
L’autre film, Monsieur Klein, avec son protagoniste vent debout contre l’Histoire, tentant d’échapper aux rafles antisémites, est l’un des plus émouvants de Losey. Sa démonstration est d’autant plus forte que Monsieur Klein ne se pense pas Juif : « bon Français » comme il se désigne, il se clame victime d’une injustice, sans voir que le principe d’innocence n'a ici de toute façon plus aucun sens. Un plan cristallise toutefois un basculement psychique : alors qu’on appelle son nom désormais suspect dans un restaurant, Klein croise son propre regard dans un miroir; il semble prendre conscience que « je est un autre », que cet autre n’est au fond que lui-même. De The Boy with Green Hair à Monsieur Klein en passant par The Servant, les miroirs chez Losey sont terribles, révélant dans le reflet qu’ils renvoient, à l’image de ses films, ce que tait l’hypocrisie du monde.
Pour approfondir à la Médiathèque:
Entretien à Cannes, Gene D. Phillips → Séquences, 50, octobre 1967
Entretien sur The Go-Between, Michel Ciment → Positif, 128, juin 1971
Entretien sur Secret Ceremony, Michel Ciment → L'Avant-scène, 93, juin 1969
Nouvel entretien avec Losey, Paul Mayersberg → Cahiers du cinéma, 153, mars 1964