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CinémaRoy Andersson : l’extraordinaire normalité

Apolline Caron-Ottavi
14 février 2022
Roy Andersson : l’extraordinaire normalité

Vingt-cinq ans se sont écoulés entre les deux premiers longs métrages de Roy Andersson et ses films les plus récents, couronnés de succès. Un parcours atypique à l’image d’un cinéaste qui l’est tout autant, guidé par sa volonté d’exercer son art sans compromis.

Le public a en grande partie découvert Roy Andersson au 21ème siècle, lorsqu’il a enchaîné entre 2000 et 2019 quatre films au style inimitable, remarqués notamment au Festival de Cannes ou à la Mostra de Venise : Chansons du deuxième étage, Nous les vivants, Un pigeon perché sur une branche philosophait sur l’existence et Pour l’éternité. Mais on oublie ou on ignore parfois qu’il a commencé sa carrière de cinéaste à la fin des années 1960 et qu’il approche désormais des 80 ans. Et pour cause : entre ses premiers longs métrages (Une histoire d’amour suédoise en 1970, qui fut un immense succès, et Giliap en 1975, qui fut un échec complet) et le succès d’estime des années 2000, pas moins d’un quart de siècle s’est écoulé. Entre les deux, Andersson s’est consacré à la publicité afin de lancer sa compagnie de production, monter son propre studio au cœur de Stockholm et pouvoir ainsi faire du cinéma à sa façon, sans concessions. Un pari au long cours qui lui a permis de créer sur le tard une œuvre ne ressemblant à nulle autre.

L’art d’un perfectionniste

Deux éléments distinguent les réalisations récentes du cinéaste, comme les deux faces d’une même médaille : d’une part, une esthétique aux caractéristiques très précises et immédiatement reconnaissable; d’autre part, un ton qui est en revanche plus difficile à cerner et à décrire. La première se déploie en une série de plans fixes aux cadres travaillés, où se jouent des saynètes de la vie quotidienne minutieusement mises en scène, dans une composition picturale à la photographie grise et froide. Quant au ton qui caractérise l’univers du cinéaste, il oscille entre humour absurde et satire sinistre, offrant un constat sur l’existence à la fois poétique et pathétique; les réactions que suscitent les tableaux d’Andersson embrassent ainsi un spectre qui va du franc éclat de rire au profond malaise, en passant par le rire jaune ou le sourire mélancolique – et parfois tout cela à la fois.

Pour l'éternité (Roy Andersson)

« Ce n’est pas facile d’être un humain », constate un protagoniste de Chansons du deuxième étage. « On devrait peut-être déjà être contents d’être en vie », lui répond, presque vingt ans plus tard, l’un des personnages de Pour l’éternité. Voilà un peu tout le sujet des films de Roy Andersson : les misères et les réflexions qui ponctuent le chemin de croix du commun des mortels. Le cinéaste transfigure le quotidien quelconque des gens ordinaires et transcende leurs souffrances grâce à la dérision et à la poésie, en repoussant le réalisme à travers son goût de l’artifice. Que ce soit via les traits de la caricature, le surgissement d’un élément incongru ou d’un événement extraordinaire, la logique du rêve ou encore un simple détail prosaïque venant rappeler la part de trivialité de toute tragédie, les films d’Andersson décalent juste assez le monde pour nous en renvoyer un reflet distordu.

Pour résumer la facture et la tonalité hors norme qui caractérisent l’œuvre du cinéaste, on pourrait dire que ses personnages, qui ont quelque chose du Bartleby de Herman Melville dans leur remise en question passive de l’existence, semblent évoluer quelque part entre l’urbanité solitaire, moderne et glacée des tableaux du peintre Edward Hopper et les instantanés caustiques du petit manège des vivants dessinés par le cartooniste Gary Larson. Il faut bien sûr ajouter à cela une temporalité dont Andersson joue à merveille : chacun de ses tableaux est, dans sa durée, une partition maintes fois répétée pour trouver le ton juste et produire le meilleur effet. Un travail d’orfèvre millimétré, rendu possible par le fait que le cinéaste dispose de son propre studio. Tandis que chaque phrase, silence ou geste est méticuleusement choisi, chaque plan est soigneusement orchestré en étant entièrement tourné en intérieur, dans des décors qui prennent en moyenne un mois à être construits. La profondeur de champ est par exemple créée à l’aide de maquettes s’insérant en trompe-l’œil dans la perspective de fonds peints : un art d’illusionniste, où rien n’est laissé au hasard.

Un pigeon perché sur une branche philosophait sur l’existence (Roy Andersson)

Chansons du deuxième étage (Roy Andersson)

Par-delà les apparences

C’est justement grâce à sa précision remarquable que le cinéaste parvient à révéler la dimension plus profonde qui se cache derrière le quotidien ennuyeux d’individus aux couleurs ternes. Dans son écriture, cela passe souvent par ce qui caractérise peut-être le mieux les humains : la propension à la crise existentielle, qui fait tout dérailler. C’est cet employé de bureau qui pleure trop bruyamment dans le bus, ce magicien scié par le fait d’avoir tranché un spectateur à la scie, ce dentiste qui part brutalement au bistrot en pleine intervention… Bien que ses personnages soient insignifiants ou même ridicules, Andersson les observe avec une indéniable tendresse et le même intérêt que celui qu’il porte à ses acteurs, souvent recrutés dans la rue pour leurs « gueules » (de celles qu’on ne voit jamais au cinéma). En les filmant dans leurs moments de doute et de fragilité, il nous invite à se reconnaître en eux autant que lui-même. Et en s’attachant à laisser une trace de leur trajectoire sur Terre, qui serait sans ça si vite oubliée, il prend acte de leur existence, leur offrant à travers la magie du cinéma une forme de dignité.

Une histoire d'amour suédoise (Roy Andersson)

Lorsque l’on revisite aujourd’hui les longs métrages des années 1970, on constate que la période contemporaine du cinéaste y est déjà en germe. C’est le cas notamment dans la première scène d’Une histoire d’amour suédoise, où la mise en exergue de différents détails et l’accentuation de certains sons transforment un pique-nique familial anodin en un moment de tension extrême. Sorte de parodie bergmanienne grinçante, la séquence est à tour de rôle hilarante, déconcertante et teintée de tragédie, lorsque le patriarche fond en larmes. Dans Giliap, que le cinéaste dit avoir réalisé en réaction au succès inattendu de son précédent film, Andersson explore cette fois des procédés et des motifs formels que l’on retrouvera dans ses films ultérieurs, à l’instar des longs plans fixes ou de la grisaille urbaine, loin de la spontanéité naturaliste, de la caméra mouvante et de la ruralité lumineuse d’Une histoire d’amour suédoise.

Quoi qu’il en soit, ces deux films témoignent déjà de la tendance d’Andersson à changer brusquement de ton, à faire basculer l’humour dans quelque chose de beaucoup plus sombre. Loin d’être déconnecté du réel, son univers décalé ressuscite les fantômes du passé (les jeunes pendus de Chansons du deuxième étage, le Hitler hagard dans son bunker de Pour l’éternité), sort les cadavres du placard (les sympathies nazies de la Suède dans Nous, les vivants), s’attaque aux maux contemporains (l’immigré tabassé de Chansons du deuxième étage, le coiffeur victime de racisme de Nous, les vivants), et dénonce inlassablement la façon dont les enfants subissent injustement la folie des adultes (des amoureux étouffés par leurs parents d’Une histoire d’amour suédoise aux fillettes violemment sacrifiées des derniers films). Cette manière d’assumer l’atrocité qui fait partie de l’humanité dans ce qu’elle a pourtant de plus banal tout en la juxtaposant au rire est peut-être l’arme ultime d’un pessimiste qui se refuse à broyer du noir.