Découvrez l’oeuvre de Sophie Bissonnette, une cinéaste indépendante engagée. Visionnez les films documentaires qu’elle a réalisés entre 1978 et 2020 sur la condition des femmes, un vibrant témoignage du vécu des Québécoises et des luttes féministes qu’elles ont menées. En donnant une voix aux femmes le plus souvent ignorées par l’Histoire, ses films contribuent à lever le voile sur des réalités méconnues et à l’émergence d’une perspective féministe à l’écran au Québec.
Un dossier abondamment documenté qui contient des textes de présentation de l’œuvre, des liens pour visionner les films gratuitement, des entrevues vidéo et audio avec la cinéaste, des textes d’introduction pour chacun des films par une chercheure féministe et par la réalisatrice, des photos, des affiches, des textes de revues, des références pour en savoir plus, et bien davantage encore.
Un dossier réalisé avec la collaboration de : Denyse Baillargeon, Aline Charles, Johanne Daigle, Pascale Dufour, Marina Gallet, Elisabeth Meunier, Julia Minne, Farah Mourgues, Anne Renée Gravel, Marie-Josée Legault, Andrée Lévesque, Sylvie Morel, Lilyane Rachedi, Sandrine Ricci, Andrée Rivard et Joan Sangster.
La Cinémathèque québécoise a pour première mission la préservation et la diffusion du patrimoine cinématographique québécois. Elle a par conséquent un rôle majeur à jouer sur la mise en lumière de certaines parties de ce patrimoine qui contribuent à éclairer notre Histoire. Ainsi, depuis quelques années, la Cinémathèque a choisi d’initier activement la redécouverte du cinéma féministe indépendant réalisé au Québec entre les décennies 1960 et 1990, ce cinéma se trouvant marginalisé par les canaux de diffusion depuis l’abandon du 16mm au profit des supports magnétiques puis numériques.
C’est ainsi que parmi les premiers films numérisés par la Cinémathèque québécoise se trouve «Quel numéro What Number?» ou Le travail automatisé, réalisé en 1985 par Sophie Bissonnette. Ce film, qui aborde l’impact de l’informatisation sur le travail des femmes, est représentatif de l’ensemble de la démarche d’une cinéaste qui a fait de l’histoire des femmes le point d’ancrage de son cinéma. Elle a, de ce fait, complété l’Histoire officielle ou en a parfois carrément pris le contrepied, contribuant ainsi à faire du cinéma un outil permettant de rééquilibrer le grand récit historique national. Fidèle à l’esprit du cinéma direct, inspirée par le cinéma d’intervention sociale de la décennie 1970, Sophie Bissonnette s’inscrit donc dans le courant le plus noble et le plus novateur de notre cinématographie. Son cinéma en est un de témoignage et de mobilisation, il permet de prendre la mesure des enjeux sociaux de chaque époque abordée, souvent par l’entremise de figures emblématiques comme Léa Roback ou Madeleine Parent, mais parfois pour rendre hommage aux battantes anonymes, comme ces femmes qui organisent un comité de soutien lors de la grève de l’INCO (Une histoire de femmes), ou encore les caissières, les téléphonistes et les secrétaires de «Quel numéro What Number?».
Ce dossier est donc une invitation à rencontrer ces Québécoises dont l’histoire a été consignée grâce aux films de Sophie Bissonnette. Vous pourrez y visionner quinze documentaires réalisés entre 1979 et 2020, la réalisatrice ayant décidé de les rendre accessibles afin de constituer une mémoire collective des femmes et des enjeux portés par le mouvement féministe au Québec. En naviguant par film, vous aurez également accès pour chacun d’eux à un mot d’introduction de la réalisatrice ainsi qu’à un texte écrit par une chercheure spécialiste du sujet, ce qui permet de contextualiser les enjeux de chaque film. Des références et d’autres documents vidéo, audio, écrits ou iconographiques complètent le tout.
Je vous souhaite, grâce à ce dossier, d’y faire de belles découvertes et d’heureuses rencontres.
Voyage dans le temps et l'espace féministes
Sophie Bissonnette nous propose à travers ses films un voyage dans les temps et les espaces des femmes. Sa filmographie nous tient lieu de mémoire et permet de nous réapproprier des pans de vie des femmes et de luttes négligées par l’histoire avec un grand H. Elle rend manifeste des non-dits et des invisibles systémiques et culturels qui ont marqué la vie de tant de générations de Québécoises, en particulier de celles qui ont vécu l’effervescence des années marquées par la Révolution tranquille et l’émergence d’un déploiement sans précédent de discours et de revendications féministes.
Bien que la réalisatrice n’ait pas cherché à tracer un tableau systématique de la condition des femmes au Québec, préférant considérer qu’elle a choisi ses sujets en fonction de « coups de cœur » ou de rencontres inoubliables, elle propose néanmoins un éclairage inédit et longitudinal sur les contextes sociaux dans lesquels les Québécoises ont évolué au fil des dernières décennies
Alors que paroles, souvenirs et revendications se conjuguent aux images pour redonner vie à des moments de luttes tout comme à des aspects beaucoup plus ordinaires de la vie des femmes, la caméra de Bissonnette permet de combler des « vides documentaires » (Baillargeon, 1993) 1 trop longtemps induits par les limites d’un modèle culturel androcentrique.
Les films que le dossier rend accessibles s’échelonnent sur une période de plus de 40 ans. De son premier film tourné dans le nord de l’Ontario, entre 1978 et 1979 lors de la grève à la compagnie INCO, au témoignage plus personnel présenté en 2020 dans Eva Cayer, une infirmière au front, la cinéaste redonne la parole aux femmes. Elle construit une mémoire de leur quotidien et de leurs luttes dans une mouvance féministe qui laissera son empreinte indélébile, non seulement sur leur façon d’être et d’agir, mais tout autant sur notre histoire collective.
La mise en ligne de ces films permet aussi la conservation et la diffusion d’une œuvre cinématographique qui participe de l’émergence du cinéma des femmes et d’une perspective féministe à l’écran au Québec, alors même qu’elle fait œuvre didactique en témoignant de la capacité des femmes d’agir et d’innover ou, pour reprendre une formule empruntée à Micheline Dumont et Nadia Fahmy-Eid (1993) 2, que « Les femmes sont dans l’histoire. Les femmes ont une Histoire. Les femmes font une histoire ».
Femme de son époque, très tôt engagée dans les mouvements féministes et de gauche, Sophie Bissonnette promène sa caméra sur des moments et des temps différents, avec un intérêt particulier pour les femmes devenues adultes dans les décennies qui ont suivi la Révolution tranquille ainsi que la génération de femmes qui les ont précédées. Et en tel cas, elle a surtout choisi de tourner les projecteurs sur des femmes de l’ombre, ouvrières ou travailleuses de services, mères de famille à la maison, monoparentales ou assistées sociales, femmes immigrées ou vieillissantes, pour ne nommer que celles-là. Elle nous amène, sans faire la leçon, mais par la force des témoignages et des images à réfléchir sur les contraintes socioculturelles et économiques auxquelles ont dû faire face de nombreuses générations de femmes. Ainsi elle met en avant-scène des enjeux aussi contemporains que le rapport des femmes à leur corps et à leur maternité, leur rôle et position dans les milieux de travail comme dans la famille ou encore le rejet des stéréotypes sexuels et de la culture toxique qui vulnérabilisent les femmes, jeunes et moins jeunes, tout comme la violence et la précarité économique à laquelle elles sont trop souvent confrontées. Or, une telle connaissance est nécessaire pour prendre la mesure des défis rencontrés pour nous amener là où nous sommes aujourd’hui et là où nous voulons aller.
Si le titre des films, hors leur perspective féministe qui traverse toute l’œuvre, peuvent amener à penser qu’il s’agit d’une proposition cinématographique éclatée, un regard plus attentif permet, au contraire, d’en dégager une trame dominante qui se déploie en trois grandes constantes qui trouvent ancrage dans chacun des films et les expliquent en grande partie :
- Volonté de transmettre la voix des femmes, leur vécu et leurs combats, la cinéaste dira « être leur porte-voix », et mettre de l’avant des modèles positifs;
- Désir de contribuer au changement social en favorisant une prise de conscience des rapports sociaux dans lesquels les femmes s’inscrivent et des injustices qu’ils légitiment;
- Détermination à manifester l’agir des femmes dans la mutation des mentalités et des pratiques.
Par ailleurs, si je m’attarde à la chronologie de ces mêmes films, il m’apparait possible d’associer leur traitement thématique aux conjonctures dans lesquelles s’inscrit l’évolution de l’action féministe au Québec au cours des quarante dernières années.
Ainsi les films produits entre 1975 et 1989 participent de la dynamique d’une période marquée par une prise de conscience collective, puis contestation des places et des positions réservées aux femmes dans la société québécoise. La seconde période, qui s’échelonne de 1990 à 2002, correspond à l’expression d’un féminisme d’action, période au cours de laquelle la lentille de Bissonnette s’attarde aux pratiques revendicatrices des femmes, dont la Marche mondiale des femmes en l’an 2000, et aux contributions de figures historiques que sont Madeleine Parent et Léa Roback. Enfin, la dernière phase, que je situe au tournant des années 2000 et qui s’annonce avec la sortie de Près de nous, puis celle de Sexy Inc. qui fait en quelque sorte le pont entre les deux périodes, propose un regard différent, plus intimiste, plus axé sur le ressenti des femmes et leur expérience personnelle, en matière d’identité, d’images de soi et de rapports au corps, mobilisés en l’occurrence comme voies d’autonomisation.
Si j’ai accepté avec enthousiasme de me joindre au projet, à titre de coéditrice, et que le Réseau québécois en études féministes (RéQEF) a accepté de lui accorder son soutien et que plusieurs de ses membres ont accepté de contribuer au présent dossier, c’est évidemment pour mettre en évidence une production documentaire riche et féconde. Mais, plus fondamentalement, c’est pour participer de la volonté de la réalisatrice de faire œuvre didactique et de soulever un coin du voile sexiste qui couvre tant la parole que les pratiques des femmes ordinaires, tout comme celles de femmes extraordinaires, et les vouent à l’oubli si on ne s’en occupe pas.
BON VISIONNEMENT !
- 1
Baillargeon, D. (1993). Histoire orale et histoire des femmes : itinéraires et points de rencontre. Recherches féministes, 6 (1), 53–68. https://doi.org/10.7202/057724ar ↩
- 2
Dumont, M. & Fahmy-Eid, N. (1993). Temps et mémoire. Recherches féministes, 6 (1), 1–12. https://doi.org/10.7202/057721ar ↩
Je suis venue au cinéma portée par deux émotions fortes : la passion et la colère.
Une passion pour ce rectangle de lumière avec ses récits et ses personnages plus grands que nature, grâce auquel, tapis dans la noirceur d’une salle de cinéma ou de montage, on peut projeter ses désirs et ses espoirs, mais aussi ses peurs et ses souffrances. Une passion pour la matière, pour le dispositif et le processus, pour l’expérience vécue.
Une colère qu’Hélène Pedneault décrit comme la branche volcanique de l’indignation, qui n’était pas seulement mienne, mais héritée de générations de femmes avant moi. Une colère contre le mépris, le sexisme et les violences faites aux femmes, contre les injustices sociales et économiques. Une émotion assez forte pour renverser le cours de l’histoire si elle est canalisée dans un projet porté par des milliers, des millions, de voix qui réclament le changement comme le mouvement féministe l’a fait et le fait encore d’une génération à l’autre.
J’ai eu la chance et le privilège de pouvoir réunir ces 2 énergies dans ma vie pour faire pendant 40 ans des films documentaires engagés dans la mouvance féministe. Adolescente, je voulais changer le monde, j’ai trouvé dans le cinéma un porte-voix. C’est pour moi un formidable outil pour sensibiliser et émouvoir, pour permettre aux femmes dans toute leur fabuleuse diversité et complexité d’occuper les écrans et l'espace public au même titre que les hommes. J’y ai fait des rencontres inoubliables avec des femmes formidables de qui j’ai beaucoup appris. Ce dossier est l’occasion pour vous, à travers les films, de les connaitre ou de refaire connaissance avec elles.
Je veux exprimer ici toute ma gratitude à la Cinémathèque québécoise et au Réseau québécois en études féministes ui ont répondu avec bienveillance et générosité à mon désir de rendre mes films accessibles au grand public. Je vous invite à lire les remerciements pour découvrir les noms des nombreuses personnes qui ont accepté de collaborer à ce dossier pour éviter qu’une fois de plus les femmes manquent à l’appel et qu’elles soient reléguées aux « images manquantes ».
En effet, depuis mon premier film, tourné en 1978-79, j’ai été confrontée aux images manquantes. Je suis de la génération de femmes qui pour la première fois ont accès aux moyens de production. Jusque-là, le cinéma a été presque exclusivement une affaire d’hommes, et d’hommes blancs, de milieu aisé le plus souvent. Avec chaque film je me heurte à des images d’archives inexistantes sur la vie des femmes, à des récits biaisés et mensongers sur leur contribution, à une représentation objectifiée ou victimisante, à l’absence de leur point de vue. Grâce aux participantes dans mes films, j’ai voulu contribuer à interroger les représentations, mettre en lumière les histoires occultées et rendre les femmes actrices de leur destin pour changer le narratif.
Je réaliserai ainsi, en tant que cinéaste indépendante, plus d’une douzaine de « documentaires d’auteur » et engagés sur la condition des femmes, des projets personnels qui me tiennent à cœur et dont la production s’étale sur 2, 3 voire 5 années, avec de longues périodes de recherche, de tournage et de montage, mais également de démarches pour boucler le financement. Chaque projet est aussi le fruit de collaborations fécondes avec des créateurs.trices à la caméra, au son, au montage ou à la musique, et à qui je dois beaucoup. Aucune ambition de ma part de « créer une œuvre », j’ai plutôt semé des films ici et là, répondant parfois à des impératifs personnels et à des coups de cœur, d’autres fois à une sollicitation de l’extérieur, comme une Petite Poucette qui sème des cailloux comme autant de repères pour trouver son chemin.
Tout en m’inscrivant dans la tradition du cinéma direct au Québec, j’ai exploré différentes formes pour répondre aux besoins de chaque film et aux aléas du Réel : du tournage « en direct » pour suivre des évènements sur la durée (Une histoire de femmes; Près de nous), des films qui défendent une thèse (« Quel numéro what number? » ou le travail automatisé; L’amour… à quel prix?; Sexy inc. Nos enfants sous influence), une histoire collective construite autour d’un personnage (Des lumières dans la grande noirceur), une œuvre chorale (Partition pour voix de femmes), des cocréations (Récits de vie), ou encore un balado (Eva Cayer, une infirmière au front). Une démarche personnelle de création toujours en devenir.
Je n’ai pas eu la prétention avec mes films d’apporter un éclairage définitif sur un sujet. J’ai plutôt voulu offrir, à partir d’une interrogation, un point de vue personnel sur une réalité, informé par les éléments de recherche, les découvertes au tournage ou les collisions au montage, et ancré dans une période de temps précise. Je vous invite donc à naviguer dans ce dossier en mettant les œuvres en perspective historique. En les revoyant moi-même avec le recul, je constate les biais, les angles morts, et les choix que je ferais différemment aujourd’hui. Mais c’est bien là la preuve que les luttes sociales et le féminisme sont des mouvements dynamiques en perpétuelle évolution, et c’est tant mieux ainsi. On construit et on se construit toujours grâce à ce qui précède.
Je m’en voudrais de passer sous silence la réalité de la pratique des cinéastes de documentaire au Québec. Comme la plupart de mes collègues, je fais des films de commande et je cumule plusieurs boulots pour gagner ma vie, et j’ai cédé au découragement plus d’une fois, le financement étant souvent un véritable parcours de combattant.e (pour plus de détails sur mon parcours : sophiebissonnette.com). La création est un processus fragile et la base économique des documentaristes l’est aussi, d’autant plus si on est une femme, avec des responsabilités familiales de surcroît. Pourtant, par les débats que nos oeuvres soulèvent, le documentaire ne contribue-t-il pas grandement à la vitalité de notre culture et de la démocratie?
Je suis finalement une femme de mon époque qui a bénéficié des retombées de la Révolution tranquille et qui a grandi dans les années 1960-70 avec la montée de la nouvelle gauche ainsi que la déferlante du féminisme envers lequel je suis infiniment reconnaissante. Je me considère privilégiée en tant que femme blanche de classe moyenne, née à cette époque, d’avoir pu réaliser et diffuser mes films, grâce à un élan solidaire réunissant des réalisatrices et des gens du milieu, des associations comme celle des Réalisatrices Équitables, mais aussi les publics afin que les femmes s’approprient les écrans. Toutefois, beaucoup de femmes manquent encore à l’appel : je me réjouis de voir des femmes autochtones, des femmes racisées et des femmes de la diversité culturelle et sexuelle saisir les caméras et faire briller leurs versions de l’histoire sur les écrans pour combler un vide immense. J’en suis émue, mobilisée, mais aussi bousculée, j’ai encore beaucoup à comprendre, à découvrir grâce au cinéma qui demeure pour moi un puissant outil pour mettre fin aux inégalités et à l’exclusion, pour promouvoir la libération et le vivre ensemble. Il reste tant à faire.
Bon visionnement et bonne navigation dans ce dossier