Léa Roback (1903-2000) a combattu sur tous les fronts. Le film Des Lumières dans la grande noirceur nous la présente à la fois comme une femme de son époque qui a dû gagner sa vie très jeune, mais aussi comme une femme exceptionnelle qui se démarque par son esprit libre, sa combativité et son refus d’endosser le rôle traditionnel d’épouse et de mère alors attribué aux femmes. C’est sa propre expérience du XXe siècle et celles des femmes qu’elle a défendues toute sa vie qu’elle raconte, avec l’humour et la verve qu’on lui connaissait. Mais si le film suit le parcours de vie de cette militante infatigable, c’est surtout l’occasion de découvrir un pan de l’histoire du XXe siècle illustrée avec de magnifiques archives.
Léa Roback a grandi et milité dans un Québec qui connaissait de profondes transformations socio-économiques. Au tournant du XXe siècle, alors qu’elle n’était encore qu’une enfant, l’industrialisation et l’urbanisation, amorcées à la fin du siècle précédent, accéléraient le rythme tandis que des immigrants de plus en plus nombreux, notamment des Italiens et des Juifs venus d’Europe de l’Est, dont la famille de Léa, venaient s’établir ici. En 1921, à l’âge où Léa était adolescente et commençait à gagner sa vie, le Québec était devenu majoritairement urbain. Une proportion de plus en plus grande de la population québécoise prenait le chemin de l’usine où les conditions de travail étaient le plus souvent déplorables et les salaires dérisoires. Les jeunes femmes qui travaillaient en très grand nombre dans l’industrie du vêtement, du textile, de la chaussure ou du tabac étaient particulièrement mal payées ; elles recevaient souvent la moitié du salaire des hommes et elles étaient syndiquées dans de moins grandes proportions que les ouvriers.
Le niveau de vie de la population s’est encore détérioré durant la crise des années 1930. Le chômage et le sous-emploi menaçaient alors la survie même de beaucoup de familles ouvrières qui ont dû faire preuve d’une grande ingéniosité pour survivre. C’est uniquement avec la Deuxième Guerre mondiale que, paradoxalement, le niveau de vie de la population s’est amélioré grâce au plein emploi, mais surtout à la syndicalisation massive des travailleurs et travailleuses qui ont ainsi obtenu de nettes améliorations de leurs conditions de travail et de leurs salaires.
La vie de Léa Roback, issue d’une famille juive, montre que la population québécoise était déjà diversifiée il y a plus d’un siècle et que cette réalité déclenchait des réactions variées et parfois opposées, comme en fait foi le témoignage de Léa dans le film alors qu’elle retourne à Beauport où elle a grandi. Hier, comme aujourd’hui, la présence d’immigrants pouvait déclencher des réactions d’hostilité, d’ostracisme, de xénophobie et de racisme chez les Canadiens français, notamment chez certains notables et membres du clergé. Mais, les gens pouvaient aussi faire preuve d’ouverture et se montrer solidaires, comme la famille de Léa a pu l’expérimenter à Beauport. À une époque où le Québec accueille de plus en plus d’immigrants et de réfugiés, son témoignage est un puissant rappel des obstacles qu’ils peuvent rencontrer, mais aussi de leur importante contribution à la société d’accueil et des liens d’amitié qui peuvent se tisser entre eux et leurs voisins d’origine québécoise.
Comme beaucoup de juifs progressistes, Léa Roback avait la conviction que les inégalités sociales devaient être éradiquées et, au retour d’un séjour en Allemagne au début des années 1930, où elle est devenue communiste, elle a décidé de consacrer le reste de sa vie à ce vaste projet. C’est d’abord auprès des midinettes que Léa Roback a milité, contribuant au succès de leur célèbre grève de 1937, avant de se joindre aux ouvrières des usines de guerre, au cœur du quartier montréalais Saint-Henri. Pendant une période cruciale pour l’histoire du mouvement ouvrier québécois, elle les a accompagnées dans leurs efforts pour se syndiquer et revendiquer leurs droits. Travaillant aux côtés de ces femmes, dont plusieurs témoignent dans le film, elle a été à même de constater à quel point les patrons et contremaîtres tentaient de profiter d’elles sexuellement et de dénoncer cette situation qui était une véritable plaie en cette ère pré « #metoo ». De telles expériences viennent rappeler qu’il y a longtemps que les femmes subissent ce genre d’abus de pouvoir qui a pris des formes différentes au fil du temps. Léa a aussi appuyé les luttes féministes contemporaines, notamment la lutte pour l’avortement libre et gratuit qui a été au centre des combats féministes des années 1970-1980 au Québec, comme partout en Occident. Le mouvement féministe lui a d’ailleurs rendu hommage en donnant son nom à l’édifice qui héberge les principaux regroupements communautaires pour la cause des femmes, la maison Parent-Roback.
« On doit faire quelque chose », dit Léa Roback dans le film, un mot d’ordre qui lui vient de sa mère. Animée par une saine indignation qui ne l’a jamais quittée, elle a effectivement toujours refusé de se laisser abattre. Scandalisée par les iniquités, le favoritisme, l’exploitation sous toutes ses formes et les inégalités de toute nature, elle a livré bataille dans la rue, aux côtés des démuni.e.s, plutôt que dans les structures des organisations militantes, pour que cessent les injustices, pour que les puissants soient tenus en échec et pour que le monde vive en paix. Tout cela sans jamais perdre espoir et en préservant sa bonne humeur. Son message et son action nous interpellent au-delà du temps qui passe : ils représentent une véritable inspiration pour tous les indigné.e.s qui encore aujourd’hui poursuivent ses luttes ou combattent sur d’autres fronts. Les dernières images du film qui nous la montrent en plein hiver sur la rue, à 85 ans, en train de distribuer des tracts contre les jouets de guerre sont un rappel saisissant.
RÉFÉRENCES
Anctil, Pierre, Histoire des Juifs du Québec, Montréal, Boréal, 1917.
Auger, Geneviève et Raymonde Lamothe,De la poêle à frire à la ligne de feu. La vie quotidienne des Québécoises pendant la guerre ’39-’45, Montréal, Boréal, 1981.
Baillargeon, Denyse, Brève histoire des femmes au Québec, Montréal, Boréal, 2012.
Baillargeon, Denyse, Ménagères au temps de la crise, Montréal, Éditions du Remue-ménage, 1991.
Gottheil, Allen, Les juifs progressistes au Québec, Éditions par ailleurs, Montréal, 1988.
Lacelle Nicole, Entretiens avec Madeleine Parent et Léa Roback, Montréal, Éditions du Remue-ménage, 1988.
Lévesque Andrée, Virage à gauche interdit. Les communistes, les socialistes et leurs ennemis au Québec, 1929-1939, Montréal, Boréal, 1984.
Rouillard, Jacques, Le syndicalisme québécois. Deux siècles d’histoire, Montréal, Boréal, 2004.
Weisbord, Merrily, Le Rêve d’une génération – Les communistes canadiens, les procès d’espionnage et la guerre froide. Études québécoises, VLB Éditeur 1988
La fondation Léa Roback. https://www.fondationlearoback.org/
Viva Léa https://www.facebook.com/comite25
Dossier en ligne Pionnières du féminisme et du syndicalisme : Léa Roback et Madeleine Parent