Ce film documentaire s’intéresse aux transformations technologiques qui affectent les emplois occupés majoritairement par les femmes, plus précisément dans le secteur tertiaire, durant les années 1980. Malgré une présence de plus en plus soutenue des femmes sur le marché du travail, leur taux d’activité se situe à 63,1 % en 1986, une augmentation considérable en dix ans à peine alors que ce même taux était de 41,4 % en 1976 1, on ne connaît pas réellement à cette époque les conditions de travail des femmes, ni même ses impacts sur leur santé.
Sophie Bissonnette en donnant la parole à des téléphonistes, secrétaires, caissières et employées des postes présente un rare portrait des réalités vécues par ces travailleuses qui subissent de grands bouleversements au niveau de l’organisation de leur travail en raison de l’implantation de nouvelles technologies. Rappelons que le début des années 1980 est marqué par une grande récession économique mondiale. Les entreprises saisissent alors l’occasion d’abaisser leurs coûts de production en introduisant la bureautique et la micro-informatique dans les tâches quotidiennes des travailleuses.
Au fil de leurs témoignages, on constate à quel point les conditions d’emplois de ces travailleuses se dégradent avec l’implantation des nouvelles technologies. En effet, le taux de chômage au Québec atteindra le point culminant de 15,8 % en octobre 1982 2. Difficile de ne pas retenir les images de ces femmes qui perdent leur emploi ou celles de cette travailleuse, mère de trois enfants, obligées de faire du travail de nuit, seule dans son local devant son ordinateur en raison d’une logique de contrôle budgétaire. Ces horaires atypiques sont répandus aujourd’hui et toute la question de l’articulation travail-famille suscite un grand intérêt chez nos chercheures québécoises (Tremblay 2012 et 2017 ; Lefrançois, 2018).
Autre fait marquant de ce film est le constat par les travailleuses, non sans humour et avec une vivacité d’esprit certaine, que ces transformations technologiques déshumanisent le travail. Elles le disent bien qu’elles ne sont plus identifiées par leur nom, mais bien par un numéro, d’où le titre du film, alors que la fragmentation de leurs tâches exige d’elles qu’elles ne deviennent qu’une extension de la machine qui les oblige à aller constamment plus vite. Ainsi, le travail devient automatique et mécanique, les travailleuses étant subordonnées à la machine et à l’organisation du travail qui l’accompagne. L’une d’entre elles explique qu’elle va jusqu’à inventer des tests de rapidité avec sa machine, tellement le travail a perdu tout son sens.
Ce qui frappe finalement en visionnant « Quel numéro what number ? » 35 ans plus tard c’est combien le sujet demeure d’actualité. Encore aujourd’hui, en 2020, nos entreprises fonctionnent toujours selon un mode d’organisation du travail qui est apparu avec l’intégration des technologies de l’information et de la communication dans l’activité de travail. Ce mode organisationnel (que ce soit l’approche Kaizen, Hoshin ou « lean production ») n’a cessé d’accélérer le rythme de travail, d’augmenter le temps supplémentaire de manière à empiéter sur la vie hors travail en plus d’accroître la surveillance sur les tâches accomplies, tout en augmentant l’imputabilité sur les résultats de ce travail sur lequel les travailleurs et travailleuses perdent le contrôle.
Ces transformations dans l’activité de travail ont fait émerger le concept scientifique de l’intensification mentale et/ou physique du travail (Gollac et Volkoff, 1996). Sur le plan de la charge mentale, la présentation du travail des téléphonistes dans le film montre à quel point le service à la clientèle peut être exigeant dans ce contexte où le temps passé auprès des clients est réduit à son minimum. Les effets défavorables d’une telle intensification du travail sur la santé et la sécurité au travail ne cessent d’être répertoriés depuis. Des chercheuses féministes telles Danièle Linhart (2015) et Danièle Kergoat (2012) en France ou Maria De Koninck (1983), Céline St-Pierre (1986) et Karen Messing (2016, 2020) au Québec, appuyées par les comités de la condition féminine des centrales syndicales, joueront le rôle de pionnières dans la recherche en rendant visibles les problèmes de santé relatifs et spécifiques à la condition des femmes sur le marché du travail. Ces recherches démontrent que les femmes sont plus affectées par les troubles musculosquelettiques (TMS) et ont souvent une charge mentale si importante qu’elle réduit à zéro toute marge de manœuvre permettant de préserver leur santé au travail.
Malgré l’amélioration des connaissances sur les réalités des travailleuses, encore majoritaires dans le secteur tertiaire, il semble que les résultats de ces recherches scientifiques ne soient pas suffisants, pour le moment du moins, pour convaincre les décideurs publics d’adapter la législation du travail à ces réalités. Encore en 2020, aucune proposition de projet de loi visant à moderniser le régime de santé et sécurité du travail n’est parvenue à répondre adéquatement aux besoins des femmes sur le marché du travail. Le discours des travailleuses interrogées dans « Quel numéro what number ? » ou le travail automatisé conserve malheureusement toute sa pertinence : il permet de mieux comprendre comment se manifeste la perte de sens au travail (Méda et Vendramin, 2013) et de prendre conscience de l’ampleur des effets sur la santé mentale et physique des travailleuses.
RÉFÉRENCES
De Koninck, Maria & Johanne Huot, Éléments pour une problématique de la santé des femmes au travail, Québec, ministère des Affaires sociales, Direction des communications, 1983, 143 p.
Gollac Michel et Serge Volkoff, « Citius, altius, fortius. L’intensification du travail », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n° 114, septembre 1996, p. 54-67.
Kergoat, Danièle, Se Battre disent-elles…, Paris, La Dispute, coll. « Le genre du monde », 2012, 354 p.
Lefrançois, Mélanie, Marges de manœuvre pour concilier famille et horaires atypiques contraints : le cas d’agentes et agents de nettoyage dans le secteur des transports, Montréal, Université du Québec à Montréal, Thèse de doctorat interdisciplinaire en santé et société, 2018, 399 p.
Linhart, Danièle, La comédie humaine du travail, de la déshumanisation taylorienne à la sur-humanisation managériale, Érès, coll. Sociologie clinique, Toulouse, 2015, 158 p.
Méda, Dominique et Patricia Vendramin, Réinventer le travail, Paris, PUF, coll. « Le lien social », 2013, 258 p.
Messing, Karen, Les souffrances invisibles : pour une science du travail à l’écoute des gens, Montréal, Écosociété, 2016, 232 p.
Messing, Karen, La santé des travailleuses : la science est-elle aveugle ? Montréal, Éditions du remue-ménage, 2000, 306 p.
Tremblay, Diane-Gabrielle, Conciliation emploi-famille et temps sociaux (4e édition), Québec, Presses de l’Université du Québec, 2019, 488 p.
Tremblay, Diane-Gabrielle, Articuler emploi et famille : Le rôle du soutien organisationnel au cœur de trois professions (infirmières, travailleuses sociales et policiers), Québec, Presses de l’Université du Québec, 2012, 284 p. http://puq.ca/catalogue/livres/articuler-emploi-famille-1306.html
Saint-Pierre, Céline. Les effets sociaux des nouvelles technologies. Entrevue avec Céline Saint-Pierre, dans Interface, vol.7 no 1, janvier-février 1986. https://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/3174360?docsearchtext=celine%2520saint-pierre